Structurer le réemploi des matériaux au Luxembourg

Structurer le réemploi des matériaux au Luxembourg

En amont de l’instauration d’une plateforme nationale de réemploi des matériaux issus de la déconstruction, une table ronde a permis de mettre en avant quelques bonnes pratiques belges.

Le Gouvernement luxembourgeois s’intéresse à la mise en place d’une plateforme de réemploi destinée aux matériaux issus de la déconstruction. Luxinnovation travaille sur la thématique et en a fait le sujet d’une table ronde lors de la journée « Circularité dans la construction, réalité ou fiction ? Un cas d’école : Petite Maison à Belval » du 28 septembre 2022. Modérée par Charles-Albert Florentin, manager du Cluster Cleantech de Luxinnovation, elle a rassemblé deux gestionnaires de plateforme belges et un cadre-dirigeant d’un bureau d’études luxembourgeois.

Panel de discussion :

  • Charles-Albert Florentin, Manager Cluster Cleantech - Luxinnovation (modérateur)
  • Guillaume Dubois, Cadre-Dirigeant – Schroeder & Associés (LU)
  • Damien Verraver, Directeur - Retrival (BE)
  • Michaël Ghyoot, Architecte, Rotor ASBL, Bruxelles (BE)

« Il y a un projet très intéressant à mettre en place, car nous disposons au Luxembourg de produits et matériaux de valeur mais aucune plateforme ne permet de les commercialiser, que ce soit en B2B ou en B2C », introduit Charles-Albert Florentin. « C’est un projet qui semblait compliqué il y a 5 ans, mais qui semble aujourd’hui approprié ».

Prémices du réemploi au Luxembourg

Sans plateforme dédiée, si la mission n’est pas impossible, elle n’en est pas moins difficile. Guillaume Dubois, cadre-dirigeant chez Schroeder & Associés : « Dans le cadre de la déconstruction de la gare d’Ettelbruck, nous avions face à nous un bâtiment avec une très grande valeur de matériaux, qui pouvaient intéresser pas mal de monde. Nous les avons identifiés nous-mêmes - dès lors assez subjectivement - et les avons intégrés dans l’appel d’offres. Nous nous sommes finalement rendu compte que nous n’avions pas tout identifié. » Parmi les challenges, l’ingénieur relève également un manque de know-how, de retour d’expérience sur la manière de démonter, qu’il a fallu tester au cas par cas, ainsi que la question de l’organisation du chantier - cette étape supplémentaire ayant une grande influence sur les délais. « Projet par projet, on parvient à gérer ‘à la méthode luxembourgeoise’ : on se connaît, on se parle… mais cela demande beaucoup d’énergie, de temps, de discussions et on peut dès lors passer à côté de belles opportunités. »

Opalis, plateforme Interreg

La pratique du réemploi est un peu plus répandue et organisée en Belgique, où il est possible de s’inspirer de quelques bonnes pratiques. Rotor, une asbl bruxelloise qui s’est initialement intéressée au réemploi sous l’angle de la recherche, a mené le projet Opalis, visant à référencer en ligne les acteurs agissant pour la récupération et le réemploi de matériaux. « Nous sommes allés à la rencontre de ces (micro-)entreprises, d’abord à Bruxelles, et ensuite dans toute la Belgique, la France et les Pays-Bas, dans le cadre d’un projet Interreg », explique Michaël Ghyoot, architecte chez Rotor asbl.

Ce qu’il a pu constater, c’est l’absence de profil-type : « Certains sont hyper-spécialisés sur un seul matériau, par exemple la brique, et proposent des services très développés, tandis que d’autres sont très généralistes : en se rendant chez eux, on est sûr de trouver ce qu’on ne cherchait pas. On trouve aussi, surtout aux Pays-Bas, des entreprises de démolition qui ont développé les activités de déconstruction et revente, parfois en quantités importantes et qui forment la plus grosse part de leur chiffre d’affaires. À l’opposé, il y a également des projets caritatifs à forte dimension environnementale ou sociale, similaires aux Reuse Centers aux États-Unis. »

Constatant le manque d’ancrage urbain, les fondateurs de Rotor asbl ont été poussés à créer Rotor Déconstruction. La question de l’espace s’est très rapidement posée : « Nous pensions faire de la vente directe, et donc ne pas avoir de stock, mais en pratique ça ne se passe pas comme ça. Il faut un espace de stockage. En 7 ans, nous avons déménagé 3 fois. »

Élément crucial à son sens : la documentation des matériaux, qui est chronophage. « On peut, par exemple, avoir un lot de parement mural en marbre où toutes les dalles semblent identiques, mais on constate en y regardant de plus près qu’il y a un tri à faire en fonction de leur état. Pour des matériaux propres et en très bon état, l’encodage suffit et ils peuvent être rapidement vendus. Dans d’autres cas, il faut un travail de recyclage, de nettoyage ou de reconditionnement ». L’équipe de Rotor compte actuellement une vingtaine de personnes, et la société s’est équipée d’une chaîne de nettoyage semi-mécanisée pour les carrelages. Les matériaux en vente sont mis en ligne sur le site web de Rotor.

Réemploi matériel, réinsertion humaine

Toujours côté belge, la coopérative à finalité sociale Retrival a été lancée il y a 25 ans par l’ancêtre d’Arcelor, Cockerill, en prévision du déclin de la sidérurgie dans le bassin carolorégien. Damien Verraver, directeur : « Le but, au départ, était de démonter le bassin sidérurgique, donc de prendre en charge la gestion des déchets de ces sites industriels. Il y en a évidemment de moins en moins en Belgique, et nos compétences ont alors glissé il y a 7 ans vers la déconstruction sélective d’immeubles de bureaux, toujours dans l’optique de trier et de gérer les déchets ». Le directeur soulève la question des compétences : « Il n’y a pas d’école du déchet. Il faut mettre la main dedans. C’est un métier à part entière ; ce n’est pas parce qu’on sait monter une porte, qu’on sait la démonter ! », indique-t-il. Démonter et ensuite remettre en œuvre des matériaux, nécessitent de nouvelles compétences, et donc de nouveaux métiers : « Un électricien travaille généralement avec une seule marque. L’artisan ou le corps de métier capables de sortir de leur cadre de travail habituel, sont des profils importants dans ce secteur. ». En tant que coopérative agréée entreprise sociale et solidaire, Retrival emploie des stagiaires éloignés du milieu du travail, qu’elle forme aux tâches variées liée à ses activités.

Tout comme chez Rotor, l’équipe de Retrival pensait revendre directement les matériaux récupérés : « Sur le premier chantier, cela a très bien fonctionné. Un acquéreur unique avait tout repris. Cela n’arrive plus jamais ». Depuis juin 2021, Retrival dispose d’un Cornermat, une plateforme en ligne reprenant les matériaux en stock. « Le succès a été immédiat, en deux mois tout est parti. Mais pour être crédible, il faut avoir du stock en continu. On se retrouve donc avec une double priorité : remplir le magasin, et faire partir ce qui s’y trouve ».

Les frais de démontage

Damien Verraver : « Les maîtres d’ouvrage s’attendent parfois à ce qu’on démonte gratuitement les bâtiments. Ils refusent de participer aux coûts, sous prétexte qu’il y a de l’or à y récupérer. Oui, il y a des matériaux à très haute valeur ajoutée, qu’on va leur acheter, mais ce n’est clairement pas la majorité. Ce n’est pas sur la valeur du matériau qu’on fait gagner de l’argent, mais sur les déchets évités. » En 2021, sur 5.000 tonnes de déchets produits, 430 tonnes ont trouvé une seconde vie en réemploi direct. « On n’entre pas dans un bâtiment pour ne prendre que ce qui est intéressant, on fait la déconstruction entière et on récupère ce qui peut l’être. »

Statut de déchet

Juridiquement, la question du statut de ces matériaux démontés se pose. Faut-il les considérer comme déchets, gardent-ils le statut de produit ?

Guillaume Dubois (Schroeder & Associés) : « Le plus judicieux serait de ne pas faire rentrer ces éléments dans la catégorie des déchets ».

Michaël Ghyoot : « On peut en effet considérer que c’est un produit qui prolonge sa durée de vie. Ou quand bien même on qualifie cet élément de déchet, la préparation à la réutilisation doit le sortir de ce statut. En discutant de la problématique avec un juriste, il a été conclu que si le matériau est démonté en vue du réemploi, il reste alors un produit, sans passer par la case ‘déchet’ ».

Damien Verraver : « D’un point de vue très pragmatique, un déchet est tout objet dont le détenteur a l’intention de se défaire. En tirant cette définition par l’absurde, vendre sur Vinted est illégal, puisqu’on vend un déchet. Ou alors, on considère la question sous l’angle de la prévention de la génération du déchet, et on reste donc dans le statut de produit. La directive européenne n’est pas claire, donc les transpositions ne le sont pas non plus ! En Belgique, on dispose de 4 transpositions avec des points de vue différents… ».

D’autres aspects ont ensuite été abordés lors du Q&A de fin de table ronde :

La territorialité

Pour Guillaume Dubois (Schroeder & Associés), une plateforme physique sera incontournable et devra inclure une réflexion sur la territorialité : « certains matériaux pourraient trouver une seconde vie au Luxembourg, tandis que d’autres seront appelés à traverser quelques frontières pour être revalorisés. »

Michaël Ghyoot (Rotor) relève l’importance du bilan carbone et dès lors de limiter les trajets. « Plus c’est court, mieux c’est ! Les coûts du transport régulent aussi la question des distances ». Les produits vendus par l’asbl bruxelloise restent pour la majorité dans un rayon de 50 km, mais certains vont jusque Paris ou Amsterdam.

Les profils acheteurs en Belgique

Chez Rotor, grosso modo un tiers des produits est vendu à des particuliers, un tiers à des architectes d’intérieur pour l’aménagement d’hôtels, restaurants et autres espaces publics, et le dernier tiers aux entrepreneurs en construction qui achètent par lots pour répondre aux objectifs de durabilité et de circularité de certains bâtiments. « Ce sont des publics très différents, qui ont donc des attentes très différentes, ce fut-ce qu’en matière d’horaires : les particuliers veulent venir le week-end, les entrepreneurs en semaine, en tout début de journée ». Il note également que les particuliers ont besoin de voir en ligne, mais aussi de venir sur place pour toucher, comparer. Rotor a un showroom de 600 m2 qui nécessite toute une équipe pour la faire tourner.

Damien Verraver confirme que la vente aux particuliers est très énergivore. Leurs profils d’acheteurs sont semblables à ceux de Rotor, avec en plus quelques intermédiaires, notamment Rotor. « Nous privilégions actuellement la vente en ligne, avec retrait sur place ou livraison. Notre plateforme de stockage est accessible uniquement sur rendez-vous. Nous préférons la vente en B2B, qui est plus simple à gérer. »

Le(s) porteur(s) de projet

Sasha Baillie, CEO de Luxinnovation, s’interroge sur les formes que prendront de telles initiatives au Luxembourg. « Nous essayons d’encourager les innovations par les entreprises, avec des initiatives comme celle-ci. Au Luxembourg, comment une telle plateforme devrait-elle se structurer ? Est-il nécessaire qu’un acteur public porte le projet ? »

Michaël Ghyoot (Rotor) : « Il n’y a sans doute pas de formule one size fits all. En Belgique, la plupart des acteurs du secteur du réemploi sont des entreprises privées sous forme de SPRL ou de SA, mais il y a aussi quelques auto-entrepreneurs, ainsi que quelques partenariats publics-privés, sous forme de coopératives ».

Damien Verraver : « Je pense que le modèle économique va primer. Une plateforme qui ne fait que ça ne sera toutefois pas viable actuellement, même si ça va venir. Chez nous, le tonnage revendu représente 8% des matériaux démontés, et 2% du chiffre d’affaires. L’entreprise vit de ses autres services. Les plateformes qui ne font que réceptionner et vendre ne sont pas viables économiquement. »

Toujours selon le directeur de Retrival, l’heure est à l’action : « Il y a trop de têtes pensantes, et pas assez de petites mains. C’est un secteur naissant, balbutiant au Grand-Duché de Luxembourg, donc il est impossible d’imaginer quelque chose de grand directement. Il n’y a finalement pas de bonne ou mauvaise solution, tant qu’on agit, dans la collaboration et dans un modèle d’économie sociale, dans le but de générer un bénéfice au profit de la société. »

La volonté de l’agence nationale de promotion de l’innovation est bien d’agir, en commençant par lever les derniers obstacles. Charles-Albert Florentin (Luxinnovation) : « Nous travaillons encore à lever deux points qui freineraient la mise en place d’un tel projet, à savoir la mise à disposition d’un hall/bâtiment -même de façon temporaire- à moindre coût et la clarification de la sortie de statut de déchets des principaux matériaux et produits issus de la déconstruction. L’intégration dans le projet d’un acteur présent dans l’Économie Sociale et Solidaire est par ailleurs un prérequis indispensable ».

Marie-Astrid Heyde

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Publié le lundi 31 octobre 2022
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