« On a besoin de haies qui chantent ! »

« On a besoin de haies qui chantent ! »

Luc Koedinger, co-fondateur de Canopée, coopérative en agroforesterie, propose cette interview d’Ernst Zürcher, ingénieur forestier et docteur en sciences naturelles, qui étudie plus particulièrement les structures temporelles des arbres (la chronobiologie).

Ernst Zürcher est ingénieur forestier, docteur en sciences naturelles, professeur et chercheur en sciences du bois à la Haute École spécialisée bernoise, chargé de cours à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ), Ernst Zürcher étudie plus particulièrement les structures temporelles des arbres (la chronobiologie). Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques.

Nous observons un vrai succès de l’agroforesterie dans certains pays du sud, mais quels sont les freins au développement de cette pratique en Europe ?

Ernst Zürcher : « Les premiers freins sont peut-être liés à la formation agricole. L’importance des arbres n’est pas enseignée de manière très claire. Un bon exemple concerne la fertilité des sols. Beaucoup ont oublié que l’agriculture a tiré ses sols de la forêt et que la fertilité forestière est la première forme de fertilité des sols agricoles. Cette notion n’est pas ou trop peu évoquée lors des formations. La source de la fertilité des sols, c’est la biomasse souterraine et une biomasse vivante car elle alimente des mammifères, des insectes, des champignons, des mycorhizes, des bactéries... Ces cycles de décompositions et de recompositions qui mobilisent les substances. C’est pourquoi l’agroforesterie en France est actuellement très dynamique et suscite beaucoup d’intérêt. Elle parle de l’agriculture des sols vivants qu’on obtient grâce à la contribution des arbres. Savoir à quel point les arbres sont cruciaux est décisif pour l’acceptation de ces pratiques. Ensuite, il y a des freins qui sont plus d’ordre structurel. Le remembrement et son flot de machines agricoles ont déstructuré les paysages dans le but de rationaliser le travail. Ces pratiques ont eu un impact néfaste pour la vie des sols.

A chaque fois qu’on détruit une haie, on enlève un partenaire, un auxiliaire de croissance. La haie c’est une partie essentielle de la naturalité du paysage.

Actuellement, il faut comprendre qu’il est important de faire marche arrière, redonner de la place aux systèmes naturels qui vont permettre à la nature de re-fonctionner de manière beaucoup plus équilibrée.

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Le manque d’imagination est un autre frein. Trop de fermes se voient juste comme une succession de champs avec des pratiques extrêmement mécanisées. Imaginons une ferme avec un certain nombres d’arbres fruitiers autour des bâtiments, des structures bocagères compatibles avec les machines agricoles. Est-ce que ces lieux ne seraient pas beaucoup plus beaux, plus agréables pour y travailler ? Le paysan ne perdrait rien, bien au contraire. Par exemple, l’arrosage deviendra moins nécessaire...

A quoi pourrait ressembler l’agriculture du futur ?

« Il faut imaginer une agriculture résiliante et durable. Déterminer où et combien d’arbres on va planter, avec quels critères techniques conformes à l’utilisation des champs, et décider ensuite quel pourcentage sera destiné à l’agroforesterie. Il faut aussi se rendre compte, peu à peu, qu’il ne s’agit pas simplement de planter des arbres, mais plutôt de permettre des interactions du vivant. Le travail de la terre est multiple, il faut s’intéresser à d’autres disciplines comme la permaculture où l’arbre joue également un rôle important. L’agroforesterie voit émerger quelque chose d’intéressant : l’agriculture syntropique qui est d’une efficacité redoutable ! Ernst Götsch a développé cette agriculture au Brésil sur plus de 400 hectares avec un grand succès. L’idée est de produire un maximum de végétaux dans différentes strates (verticalité), utiliser toute la surface au sol, et récolter régulièrement une partie de cette végétation dans le but de nourrir le sol. Actuellement l’agriculture syntropique gagne l’Europe. Dans ce contexte il faut nommer Fabrice Desjours, qui réalise des haies fruitières en permaculture très intensives - il s’agit également d’une approche syntropique.

Quel rôle les animaux peuvent jouer dans ces approches nouvelles ?

« J’aimerais souligner l’intervention des animaux dans l’agriculture de demain. Il faut penser la production agricole de manière globale, holistique : c’est-à-dire que le végétal, on ne peut pas l’avoir tout seul, on a besoin de l’animal pour la fumure par exemple, l’azote qui vient principalement de l’animal. Ce dernier a besoin du végétal, du carbone, du sucre.

Comment fait-on intervenir les volailles dans une ferme ? On les enferme comme on a toujours appris à enfermer les animaux ? Ou on leur laisse libre cours sous les arbres fruitiers comme Stefan Sobcowiak au Canada ?

L’agriculture contemporaine a séparé l’élevage des cultures végétales, autrefois la ferme formait un tout. On nourrissait les cochons avec ce qui ne convenait plus à l’humain. Les animaux étaient libres et ils interagissaient avec les cultures. Naturellement, sous contrôle du paysan. On ne peut pas laisser les cochons farfouiller dans les salades. Mais il y a des équilibres à retrouver. Il faut comprendre que cette séparation de ces deux domaines que sont la production animale et végétale ne peut pas continuer, car ils ont évolué de concert, et on ne peut pas les séparer sans effets.

Il est primordial de comprendre qu’une ferme doit former un tout, et c’est un obstacle à surmonter, néanmoins à notre portée.

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Par où commencer ?

« C’est au niveau de l’enseignement, du lycée agricole, que doit être posée cette question. Depuis quelques temps de nouvelles pratiques ont vu le jour, comme la culture en semis directs sous couverture végétale*, le pâturage tournant dynamique*, deux approches très intéressantes car on obtient une séquestration de carbone fabuleuse. C’est pourquoi il faut remettre du ligneux dans les paysages d’élevage, des bocages à vocation de pâturage où les parcelles sont séparées par du ligneux, permettant de faire tourner le bétail...

Ne risquez-vous pas que l’on oppose à cette pratique le coût de la main-d’œuvre ?

« Bien sûr, mais c’est le concept actuel de la main-d’œuvre qu’il faut interroger. Est-ce que nos campagnes vont continuer à se vider de leurs habitants ? Car cette nouvelle agriculture est équilibrée, intéressante et harmonieuse. Je suis persuadé que cette nouvelle agriculture va à nouveau être attractive pour des jeunes, et pour des gens qui auront plaisir de travailler sans compter les heures... parce que ce travail fait du sens. L’argument purement économique est important, il faut être rentable, qu’une ferme soit économiquement rentable, et que les produits se vendent à un bon prix.

Par exemple, au niveau de la production de viande, des animaux élevés à l’extérieur en pâturage donnent des viandes d’une qualité tout à fait différente. Il faudrait un prix différent pour ces deux options d’élevage. La valorisation de cette viande issue du pâturage la rendrait lucrative et dans ce cas la main-d’œuvre ne poserait plus de problème.

Vous venez d’évoquer les arbres paysans que sont les fruitiers, mais est-ce que vous pourriez nous dire un mot sur les autres arbres paysans : les trognes ?

« C’est fabuleux ! On redécouvre les trognes, grâce à mes collègues agroforestiers français comme Dominique Mansion, Alain Canet, Hervé Coves. Ce dernier est fabuleux ! Conrad Schreiber et François Mulet sont extraordinaires ! Les travaux de ces agroforestiers chercheurs, dont je fais partie, sont très stimulants.

Les trognes sont intéressants, car ils sont la démonstration d’une interaction positive entre l’homme et l’arbre.

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Souvent l’humain est uniquement vu comme un prédateur, qui pille les ressources plus ou moins efficacement, plus ou moins dramatiquement. Les trognes sont un contre-exemple, car lorsque l’homme trouve le moyen de travailler en connaissant son arbre, les rythmes de ce dernier, une manière de tailler l’arbre pour prélever une partie, il transforme l’arbre en quelque chose qu’il n’aurait jamais été sans l’intervention humaine. Il y a un rythme qui s’établit, ces trognes produisent toujours du nouveau bois. La particularité de ce travail est que la main de l’homme n’intervient pas aux parties souterraines de l’arbre. La trogne continue à développer son système racinaire sans retenue et on a un arbre qui est toujours sous contrôle dans la partie aérienne. L’arbre fait toujours plus de racines et ces racines alimentent toujours plus sa production... Ces trognes reçoivent grâce à cette pratique une longévité qu’ils n’auraient pas en tant qu’arbre sauvage.

En 2019 vous avez participé au film documentaire intitulé « La puissance de l’arbre », pouvez-vous en dire un mot ?

« J’avais carte blanche, j’ai demandé à des collègues d’intervenir en parlant de leurs domaines d’excellence. Une occasion de parler du plus gros châtaigner suisse. Il ne s’agit pas d’un châtaignier sauvage oublié au fond d’une forêt, non, cet arbre se trouve au milieu d’un village, il s’agit d’un trogne !

En fait c’est un châtaignier que l’on taille depuis des siècles. Il est devenu tellement énorme qu’il a deux « cavernes », et nous étions à trois dans une de ces deux cavités pour faire l’interview. C’est un monstre.

Ces spécialistes et collègues nous renseignent qu’un châtaignier n’est jamais vraiment malade définitivement. Car s’ils étaient affectés par des maladies, les anciens ont toujours su qu’il suffisait de les tailler correctement car leurs racines ne sont jamais malades. La vitalité de ces arbres tient dans les racines, l’arbre va toujours rejeter de la souche ou au niveau de la tête de la trogne en redonnant des rejets sains. Et comme ça ils arrivent à surmonter les maladies siècle après siècle et ça donne des arbres absolument fabuleux.

Textuellement, le grand spécialiste de cette espèce dit que l’arbre livré à lui-même va rarement dépasser les 200 ans car c’est un arbre qui a besoin de lumière. Il s’agit d’une espèce qui a besoin d’un paysage perturbé. S’il y a brusquement beaucoup de lumière, il fait son travail, il devient châtaignier et il prend sa place. Mais après, ce sont d’autres arbres qui vont prendre place, le mettre à l’ombre et il va dépérir. Alors qu’avec le « trognage » l’homme se charge de lui donner de la lumière et ça donne des arbres très résistants. C’est l’image d’une interaction positive entre l’homme et la nature. Les trognes sont toutes réalisées d’après cette méthode.

Pouvez-vous nous donner un autre exemple de l’utilité de ces arbres trognes ?

« Ces trognes produisent des parties très précieuses. Prenons l’exemple des saules avec l’acide salicylique de la médecine pour l’homme ou l’animal. C’est d’ailleurs cela qui manque à l’élevage intensif, les animaux sont nourris exclusivement avec des fourrages herbacés. Le ligneux est absent de leur ration. Actuellement, la base de leur régime alimentaire est le soja et le maïs, une alimentation très riche en Omega 6.

Les animaux des élevages intensifs voient peu de lumière car ils ne sortent pas ou peu ce qui produit une viande très riche en Omega 6 au lieu de l’Omega 3. C’est pourquoi l’OMS a déclaré, en 2015, les viandes rouges malsaines et cancérigènes pour l’homme. Ce qui est regrettable et dramatique car ils n’ont pas fait de différence entre les viandes issues d’élevages intensifs et d’élevages en extérieur. D’après des analyses, la viande issue d’animaux qui pâturent sont beaucoup plus riches en Omega 3 qu’en Omega 6. C’est de la viande saine voir médicinale alors que l’autre est malsaine. C’est assez logique, ce sont des animaux qui ont souffert toute leur vie, car le bovin est un animal forestier qui a besoin du ligneux pour sa diète. Une bonne raison de les nourrir avec les produits des trognes, c’est la manière la plus efficace et ensuite plus besoin de vétérinaire ! Il s’agit d’agroforesterie efficace.

Dans les récentes recherches qui ont été faites concernant les arbres ou les forêts, y-a-t-il des résultats qui vous on fait rêver ?

« Le sujet dont je vais vous parler, j’y fais déjà référence dans le livre pour enfant « Planter un arbre »... Il s’agit d’une découverte faite par un arboriculteur d’agrumes bio en Floride qui se trouve entouré d’agriculture conventionnelle source de problèmes : épandage par avion d’engrais et de pesticides. Il n’y avait plus de faune dans cette région de Floride et même le fait qu’il travaillait en bio et qu’il faisait de son mieux, chaque année le printemps était silencieux. Il a eu une intuition fabuleuse, il a installé des haut-parleurs sur des poteaux et a fait jouer un mélange de chants d’oiseaux et de musique... Cela a boosté ses cultures, les oranges sont devenues plus grosses, la teneur en vitamine C a augmenté et tout ça est documenté ! C’est extraordinaire ! Les oiseaux sont revenus dans son verger comme s’ils savaient
qu’ils y avaient leur place...

Pour moi, c’est un message clair : on a besoin de bocages dans nos cultures, on a besoin de haies qui chantent ! Des lisières forestières qui chantent car cela fait mieux pousser les plantes.

C’est l’idée de la coévolution, le végétal et l’animal qui sont indissociables.

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L’oiseau a besoin de plantes qui poussent bien et qui donnent beaucoup de fruits, autant que le végétal a besoin de l’oiseau. Pas seulement pour les déjections, le phosphore par exemple vient des poissons et des oiseaux. Mais également pour le vibratoire qui joue un rôle, une forêt qui chante c’est très important pour la végétation.

Au début des pratiques agricoles de la biodynamie, une des recommandations était d’installer beaucoup de nichoirs dans les cultures pour que ça chante. Les anciennes traditions disent que les fermes qui ont des hirondelles ont de la chance. La séparation du vivant est une approche moderne. Alors que la question que nous devons nous poser est de savoir quelle est la composante humaine qui est attendue par le monde végétal ? C’est à nous de redécouvrir car nous faisons partie de cette coévolution.

En tant que chercheur, à quelle question aimeriez-vous particulièrement trouver une réponse ?

« Vous me voyez réfléchir... il y en a tellement. Redécouvrir l’influence de la voix humaine, du chant, car autrefois on chantait dans les champs. Bien sûr, cela était utile pour donner le rythme durant le travail, mais ce n’était pas neutre pour le monde végétal et animal. Ainsi comme le chant d’oiseau, le chant humain pourrait avoir une influence. Traditionnellement, on chantait en semant, en travaillant, en récoltant, cela créait du lien social. On relie tout et les humains entre eux. Connaître cette influence précise sur le monde végétal me semble très intéressante. »

Entretien réalisé par Luc Koedinger
Photo principale : Irene Portas Vazquez

Membres fondateurs de Canopée, coopérative en agroforesterie. La coopérative est basée à la frontière belgo-luxembourgeoise, s’intéresse particulièrement aux rôles des arbres en milieu agricole, c’est pourquoi nous avons axé notre entretien principalement au sujet de l’agroforesterie.

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Publié le vendredi 2 décembre 2022
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