Trottinettes en libre-service et sans borne : du plomb dans l'aile

Trottinettes en libre-service et sans borne : du plomb dans l’aile

L’arrivée de nouveaux Engins de Déplacement Personnels (EDP) n’aura pas échappé à quiconque a circulé au Kirchberg entre le 9 et le 18 octobre. Déposées dans l’espace public par une entreprise américaine, ces versions adultes des indémodables trottinettes étaient disponibles en libre-service et sans station (free floating) pour les utilisateurs inscrits sur la plateforme.

Après une entrevue avec les autorités communales de la capitale, les engins ont finalement été retirés, malgré un certain engouement sans doute teinté de curiosité et de ras-le-bol face à l’engorgement des infrastructures de transport.

La décision de la Ville est compréhensible face au trou juridique béant dans lequel se trouvent actuellement ces trottinettes, tandis que des modifications du code de la route seraient en préparation au Ministère de la Mobilité afin de les intégrer. De même, la question de la sécurité invoquée par le premier édile de la capitale n’est pas sans fondement. Cependant, au-delà de ce cas, plusieurs arguments invitent à considérer ces engins comme une sérieuse solution de mobilité dans la panoplie multimodale que le Luxembourg promeut.

Les plus pragmatiques diront peut-être qu’au vu des conditions de circulation à Luxembourg-Ville[1] et du manque de vel’OH ! à certaines stations (la rançon du succès ?), ce type de solutions modales considérées comme pratiques, efficaces et flexibles, a de quoi trouver son public[2].

En outre, le Luxembourg connaît un dynamisme démographique et économique sans commune mesure en Europe. Dès lors sa capitale n’échappe(ra) pas aux évolutions qui affectent ou enthousiasment d’autres villes de sa trempe. Cette offre de trottinettes partagées, présente dans de nombreuses villes européennes[3], pourrait ainsi résolument faire partie d’une stratégie d’attraction des actifs. Il ressort d’une étude française[4] réalisée sur un échantillon représentatif d’utilisateurs d’une plateforme de trottinettes que la majorité des usagers sont plus jeunes et plus diplômés que le reste de la population, susceptibles d’incarner le type de profils que le pays souhaite attirer. Il en ressort également qu’environ un tiers des usagers sont des touristes, faisant de ces engins un atout touristique non négligeable pour une capitale.

Il est indéniable que le développement de ces trottinettes électriques en free floating soulève de nombreux enjeux notamment réglementaires. Certaines villes, confrontées à leur développement anarchique, ont également joué la prudence comme Milan qui les a provisoirement interdites dans l’attente d’une signalétique plus claire. D’autres ont cependant fait preuve d’une plus grande créativité réglementaire. Le gouvernement français, par ses ministères de l’Intérieur et des Transports, vient de publier un décret modifiant le Code de la route pour établir le statut des Engins de Déplacement Personnels (interdiction avant 12 ans, interdiction de prendre un ou plusieurs passagers avec soi, de rouler sur le trottoir,…)[5]. En parallèle, la ville de Paris, réaffirmant son soutien aux nouvelles formes de mobilité mais reconnaissant l’insécurité induite par la circulation sur les trottoirs ou le stationnement anarchique des trottinettes électriques en libre-service, a adopté des mesures afin de réguler leur utilisation[6] :

  • Interdiction du stationnement des trottinettes électriques sur tous les trottoirs, au profit des places de stationnement situées sur la chaussée et déjà utilisées par les voitures et les deux-roues motorisés ;
  • Limitation de la vitesse à 20km/h voire à 8km/h sur les aires piétonnes et interdiction de circulation dans tous les parcs et jardins ;
  • Stabilisation du nombre de trottinettes en accord avec les opérateurs ;
  • Renforcement des appels au civisme en recommandant le port du casque aux usagers et en accentuant les campagnes de prévention des accidents de la route, etc.

La capitale française prévoit désormais de lancer un appel d’offres, assorti de clauses sociales et environnementales, pour limiter le nombre d’opérateurs à 3 et fixer un nombre maximum de trottinettes électriques autorisées.

À l’heure où l’on veut promouvoir de nouvelles formes de mobilité pour réduire les nuisances liées à l’usage de la voiture, un telle approche réglementaire peut s’apparenter à une pratique constructive. L’équilibre entre régulation et innovation relève d’un choix politique, effectué dans l’intérêt général. Si l’interdiction est une forme de régulation, le cas “Bird” est symptomatique des conséquences d’une intransigeance réitérée : plusieurs entreprises avant elle auraient déjà émis le souhait de développer leur offre de service sans réussir à infléchir la décision des autorités communales. Pour la commune, “on ne peut agir de la sorte et s’accaparer le domaine public sans une autorisation de la commune”[7]. Pour information, les seuls parkings publics (autorisés par la commune, hors P+R) totalisent plus de 5550 places de voitures… Une autre illustration de l’utilisation “du domaine public” qui pourrait être débattue.

Dans toute cette “histoire”, s’il est bien un sujet qui n’a pas été abordé, c’est celui des “juicers”, leur statut, leurs conditions de travail, leur niveau de protection sociale et leur indemnisation. Dans les autres villes, il s’agit d’indépendants, payés “à la pièce”, qui rechargent les trottinettes et les redéposent aux points stratégiques pour les utilisateurs. “Travailleurs libres” ou “nouveaux prolétaires” ? Sur cette question également, on attendrait des autorités qu’elles fassent valoir une vision à la hauteur des défis du Luxembourg de demain. Au lieu de cela, on monopolise l’attention sur le risque, réel au demeurant, de retrouver des “trottinettes au milieu de la rue ou sur les rails du tram”…


[1] D’après le Ministère des Transports, 250.000 sièges automobiles libres entreraient chaque matin dans l’agglomération de la Ville de Luxembourg. Avec un taux d’occupation de 1,2 en moyenne, cela représente plus de 50.000 véhicules.

[2] Voir : 6t-bureau de recherche, (2019), Usages et usagers des trottinettes électriques en free-floating en France, 158 p. Lien : https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/synthese-usages-trottinettes-free-floating-france-2019.pdf

[3] Ces villes sont réparties sur pas moins de 15 pays de l’UE. Ibid.

[4] Ibid.

[5] Voir : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=962CC1FFCA6FBF6363EE9F32429E7736.tplgfr30s_1?cidTexte=JORFTEXT000039272656&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id&idJO=JORFCONT000039272381

[6] Voir : https://www.paris.fr/pages/de-nouvelles-mesures-pour-reguler-l-usage-des-trottinettes-electriques-6867#ce-que-la-ville-de-paris-a-deja-fait.

[7] Voir : https://paperjam.lu/article/bird-ne-s-est-pas-encore-envol

Article écrit par Sarah Mellouet de La Fondation Idea

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Publié le lundi 4 novembre 2019
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