La boîte de Petri et la population mondiale

La boîte de Petri et la population mondiale

3 milliards de Terriens en 1960. 6 milliards en 1999, 7 milliards en 2011 et… 8 milliards le 15 novembre 2022. Démographie, biologie, observation et analyse, par Steven Weinberg.

Alors que je vieillissais, de façon linéaire (chaque année une année de plus), autour de moi, la population mondiale s’était engouffrée dans une croissance pas linéaire du tout ! En 1960, nous atteignîmes 3 milliards. En 1975, 4 milliards, 5 milliards en 1987, 6 milliards en 1999, 7 milliards en 2011 et… 8 milliards le 15 novembre 2022, il y a quelques jours à peine ! Alors que pendant mon adolescence, il fallait 15 ans pour une croissance de 1 milliard de personnes, à l’heure actuelle, où je suis un sénior, il a fallu moins de 11 ans. Cela pourrait vous sembler dérisoire, mais cela ne l’est pas. La population humaine est entrée, depuis la moitié du 19e siècle, dans une croissance exponentielle.

Avant, on n’allait pas si vite… On estime qu’en l’an 10 000 avant notre ère, la planète hébergeait environ 4 millions d’humains. En l’an 0, la population atteignit les 200 millions. En 10 000 ans, la population s’était accrue à la moyenne de 20 000 personnes par an.

En 1798, l’économiste britannique Thomas Robert Malthus prédisait que le progrès conduisait à des populations de plus en plus nombreuses et miséreuses, surtout à cause des famines résultant des ressources limitées.

Mais lorsque Malthus mourut, en 1834, la révolution industrielle était en plein essor. L’invention des machines agricoles et autres, changeait la donne. Plus tard, fertilisants, insecticides et autres produits chimiques amélioraient les rendements agricoles. Les progrès de la médecine furent spectaculaires. Alors qu’avant 1800 l’espérance de vie était de 30 ans, à l’heure actuelle elle dépasse les 75 ans, tous pays confondus. La révolution industrielle était le top départ de la croissance exponentielle. De 1822 à 2022, on est passée de 1 milliard à 8 milliards d’humains. Une croissance de 7 milliards de personnes en 200 ans, soit une croissance moyenne de 35 000 000 de personnes par an ! Souvenez-vous : pendant plus de 10 000 ans, la population humaine accroissait au rythme de seulement 20 000 personnes par an. Au moment où j’écris ces lignes, chaque année la Terre s’enrichit d’environ 60 000 000 êtres humains. L’illustration ci-dessous montre ce phénomène que rien ne semble arrêter.

En 1967, je m’inscrivis comme étudiant en biologie à la Faculté des Sciences d’Amsterdam. Peu de temps après, mes maîtres m’initièrent à la microbiologie. J’appris à couler des milieux de culture – un gel contenant tous les nutriments dont les bactéries ont besoin – dans des boîtes de Petri, récipients cylindriques transparents peu profonds, munies d’un couvercle. Mes observations relevaient que les bactéries Escherichia coli, dont j’avais ensemencé le gel nutritionnel, croissaient de façon exponentielle au début, avant d’entamer un ralentissement progressif. C’est alors qu’on m’enseigna la théorie…

Dans des conditions idéales (température ≈ 37°C, nutriments en abondance), le nombre de bactéries double toutes les 30 minutes environ. Ce qui donne :

Départ - 1 cellule
0,5 h - 2 cellules
1 h - 4 cellules
1,5 h - 8 cellules
2 h - 16 cellules
2,5 h - 32 cellules
Etcétéra… Cela s’appelle une croissance exponentielle.

Au bout de 24h, c’est-à-dire 48 périodes de 30 minutes, on aurait 248 bactéries. Je sors ma calculette : cela fait 2,8 x 1014 bactéries. Pour que ce soit plus clair, pour le lecteur qui n’a pas l’habitude de la notation scientifique, cela fait : 280 000 000 000 000, soit 280 billions de cellules, ce qui ferait environ 360 kg de bactéries… Impossible de les faire tenir dans notre boîte de Petri ! Bien avant d’avoir atteint ce nombre, la croissance va stagner, puis, faute de place et de nutriments, la population bactérienne va mourir. En réalité, voici ce qu’il se passera :

On commence par une phase de latence (LAT) : les bactéries ne se développent pas. Elles s’adaptent à leur environnement. Au cours de cette phase, elles produisent des acides aminés et des vitamines nécessaires à la division. La durée de cette phase dépend de la disponibilité des nutriments. S’il y en a suffisamment, la durée sera courte, sinon cette phase prendra du temps. Les bactéries fabriquent également des copies d’ADN au cours de cette étape.
La phase logarithmique ou phase exponentielle (EXP) : les bactéries se multiplient très rapidement. Si les conditions sont favorables, elles peuvent donc se doubler en 30 minutes environ ; si les conditions ne conviennent pas, cette étape peut prendre du temps. Le temps mis par les bactéries pour doubler est appelé « temps de génération » (T).
La phase stationnaire (STAT) : les taux de croissance et de mortalité sont égaux dans la phase stationnaire : la population s’arrête de croître, faute de place et/ou de nutriments.
La phase de déclin : Comme son nom l’indique, c’est la dernière étape. Dans cette phase, les bactéries perdent leur capacité à se reproduire et disparaissent progressivement.

On peut superposer les deux courbes, celles de la population humaine et celle des bactéries. Notre planète Terre n’est qu’une gigantesque boîte de Petri. Notre période de latence a duré des milliers d’années. Mais depuis deux siècles, nous sommes donc entrés dans la phase exponentielle. Quand surviendra notre phase stationnaire ? Certains experts prédisent que ce sera vers 2100. On atteindrait alors 10,4 milliards d’âmes. Surviendrait alors, tôt ou tard, notre déclin, suivi par la disparition de l’humanité… Mais tout comme Malthus ne savait pas tout, nous sommes incapables de prédire l’avenir avec certitude. Il suffit d’un missile égaré et un conflit régional pourrait dégénérer en conflit planétaire. Nous disposons d’assez d’armes nucléaires pour transformer notre belle planète en un désert inhabitable. Espérons que cette troisième guerre mondiale pourra être évitée. Il y a une certitude, pourtant : nous ne sommes pas là pour toujours. Raison de plus de profiter. Profiter d’un beau lever de soleil, d’un insecte bourdonnant sur une fleur, d’une barre de chocolat, du regard d’un enfant, du baiser de celle ou celui qu’on aime. Carpe diem.

Texte et illustrations : Steven Weinberg (ancien professeur de biologie à l’École européenne de Luxembourg)

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Publié le mercredi 23 novembre 2022
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