Fraises espagnoles, tomates italiennes… un système d'exploitation organisé

Fraises espagnoles, tomates italiennes… un système d’exploitation organisé

Une enquête sur l’exploitation au travail et les violences endurées par les ouvriers agricoles dans le bassin méditerranéen menée par The Guardian et documenté par Human Rights Watch a révélé des violations des droits humains dans le contexte des chaînes d’approvisionnement mondiales dans l’agriculture.

Interview d’Ana-Luisa Teixeira, coordinatrice du programme Plaidons Responsable chez Caritas Luxembourg.

Quelle est la situation dans les exploitations maraîchères du sud de l’Europe ?

Depuis les années 1990, elle s’est progressivement dégradée pour plusieurs raisons : globalisation des marchés, extension de la culture intensive, poids de la grande distribution et surtout, la constante recherche d’une main-d’œuvre la moins coûteuse possible pour la plus grande partie en provenance de pays plus pauvres…

En Italie, les journalières représentent 42 % des 430 000 travailleurs victimes du caporalato. un système de recrutement informel et illégal, dans lequel propriétaires terriens et journaliers agricoles bien souvent issus de l’immigration sont mis en relation par des intermédiaires. Dans les Pouilles, quelque 40 000 Italiennes et 18 000 étrangères sont ainsi exploitées. Employées sous contrat à durée déterminée et payées 5 à 10 euros de moins par jour que les hommes, elles sont aussi victimes de différentes formes de violences. Elles sont notamment victimes de chantage au travail en échange de rapports sexuels : si elles ne s’y soumettent pas, leur contrat n’est pas renouvelé et elles se retrouvent sans revenu.

Photo crédit : Edward Burtynsky

À Almería, en Espagne, on cultive toute l’année des fruits et des légumes, il y a près de 35 000 hectares de serres qui nourrissent plus de la moitié de la demande européenne.

Les agriculteurs emploient de nombreux migrants et sans papiers. On estime qu’il y aurait entre 40 000 et 80 000 travailleurs illégaux dans les serres. Cependant, il est très difficile d’estimer le nombre exact d’ouvriers agricoles qui travaillent réellement sous ces bâches de plastique, étant donné qu’une forte proportion ne dispose pas de papiers ce qui rend très difficiles les plaintes par crainte de dénonciation.

Ces travailleurs vivent dans des cabanes faites de vieilles boîtes et de morceaux de plastique, sans installations sanitaires ni accès à l’eau potable et les salaires sont généralement inférieurs à la moitié du salaire minimum légal.

L’Espagne est le plus grand exportateur de fraises vers l’Europe. Le fruit est devenu si précieux pour l’économie nationale qu’il a été surnommé « l’or rouge » du pays. À Huelva, où ce marché représente plus de 320 millions d’euros par an, des femmes, principalement d’origine marocaine, sont embauchées pour travailler dans les champs. En 2019, il en est officiellement arrivé environ 20 000 : deux fois plus qu’en 2015 et 2016. Il s’agit, en majorité, de femmes mariées qui ont des enfants et ne restent que le temps de la récolte en Espagne où elles gagnent 25 à 30 euros la journée contre 6 à 7 euros au Maroc. À leur arrivée, affirment-elles, elles ont été contraintes de vivre dans des logements insalubres sans accès à l’eau potable. Elles affirment ne pas avoir été payées pour leur travail, menacées et victimes de violences raciales et elles ont vu des femmes être agressées sexuellement.

Et au niveau mondial ?

Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), plus de 450 millions de personnes occupent des emplois liés aux chaînes d’approvisionnement mondiales. Ces chaînes d’approvisionnement mobilisent souvent de nombreux fournisseurs ou sous-traitants, dont certains font partie du secteur informel. Les personnes les plus affectées par les violations des droits humains, appartiennent souvent à des groupes qui n’ont aucune possibilité réelle d’attirer elles-mêmes l’attention sur ces problèmes ou d’y apporter un remède, comme les femmes, les travailleurs migrants, les enfants ou les habitants de zones rurales ou urbaines extrêmement pauvres.

Quel est le rôle des entreprises ?

Les recherches effectuées par Human Rights Watch ont permis de constater que, dans la pratique, des lacunes dans le droit du travail, ainsi que la faiblesse des inspections du travail et des mesures pour faire respecter le droit, ont souvent pour effet de saper les droits du travail et les autres droits humains.

Il faudra absolument adopter de nouveaux critères internationaux juridiquement contraignants qui obligent les gouvernements à exiger des entreprises de respecter le principe de diligence raisonnable en matière de droits humains. Ceci constituerait un progrès important vers le renforcement des pratiques commerciales responsables à travers le monde.

C’est principalement aux gouvernements qu’il incombe de faire respecter les droits humains. Dans cette optique, les gouvernements ont le devoir de réglementer efficacement les activités des entreprises et de mettre en place et faire respecter un solide droit du travail.

Quelle est notre part de responsabilité en tant que consommateurs ?

Nous, les consommateurs, devons refuser d’acheter des aliments qui n’ont rien à faire sur nos étalages. S’il n’est pas toujours facile de connaître les conditions de production de ce qui se retrouve dans nos assiettes, on peut s’en tenir à respecter les saisonnalités.

De plus, ce système dominé par la grande distribution et par les grands groupes alimentaires tue les petits exploitants locaux. Dans ce système l’agriculteur n’a plus aucun moyen de fixer le prix de son travail. Il ne lui reste plus d’alternative que de baisser les salaires des ouvriers et de renier le droit du travail. Ce système entraîne un désastre économique, écologique et social.

Alors, que ce soit pour encourager les producteurs locaux, pour protéger l’environnement, ou encore pour ne pas encourager l’esclavagisme déguisé, toutes les raisons sont valables pour préférer acheter local et régional.

Propos recueillis par Mélanie Trélat
Photos : Caritas / Fanny Krackenberger

Article tiré du dossier du mois « Consom’acteurs, Holmes ? Alimentaire, mon cher Watson ! »

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Publié le vendredi 22 mai 2020
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