Rescue 1 - Rotation 35

« Six jours à la dérive » : sauvetage d’un bateau en mer Méditerranée

Face au manque d’options sûres et légales pour les personnes cherchant à atteindre l’Europe, la Méditerranée est devenue l’une des frontières maritimes les plus dangereuses au monde. Alors à bord du Geo Barents, le navire de recherche et de sauvetage de MSF qui cherche à sauver des vies en mer, Stefan Pejović nous livre ce témoignage.

Stefan Pejović lors du sauvetage effectué par MSF - Rescue 1 - rotation 35
Stefan Pejović lors du sauvetage effectué par MSF - Rescue 1 - rotation 35 - MSF/Stefan Pejovic

Travailler six jours et consacrer le septième à Dieu, c’est l’un des dix commandements. Et ce dont nous avons été témoins il y a quelques jours est en effet une histoire universelle, réduite à un petit point dans une grande mer.

Des filles, des garçons, des hommes ont dérivé pendant six jours entiers sur la mer Méditerranée, quelque part au sud - sud-est de Malte, « en dessous » de l’Italie et « au-dessus » de la Libye. Des filles, des garçons, des hommes, ont été aidés à bord de notre navire, le Geo Barents. Une adolescente, de l’âge de ma génération lorsque nous étions assis dans le parc à boire du vin bon marché et à jouer de la guitare. Une autre, qui n’est pas tout à fait une femme. 49 personnes ont embarqué sur notre navire.

50 d’entre elles avaient commencé le voyage.


L’une d’entre elles est partie. Sans bruit, mais pas sans écho.

Le voyage

Au bout de deux jours, ils ont manqué de sandwichs et d’eau - presque tous les adolescents, la plupart d’entre eux ayant moins de 18 ans. Ils ont bu l’eau de mer pour survivre, certains à contrecœur. Le fer rouge du bateau a brûlé leurs membres et laissé des bleus sur leurs corps affaiblis. Je leur ai demandé si c’était pire le jour ou la nuit. Ils ne savaient pas quoi répondre : la journée était chaude et difficile ; la nuit était froide et terrible. Et sombre. Sombre comme les esprits obscurcis qui permettent ce genre de souffrance, ai-je pensé. Peu importe qu’ils soient 50, quand chacun n’a que ses propres peurs.

Des filles, des garçons, des hommes ont voyagé pendant des jours, passant du désespoir à l’espoir, puis de nouveau au désespoir et à la désespérance. Tout comme ils ont voyagé pendant des mois et des années de la Gambie - d’où la plupart d’entre eux sont partis à pied - à la Libye, puis à la Tunisie, point de départ de la route maritime. Gambie - Sénégal - Mali - Algérie - Libye - Tunisie. 6 000 kilomètres. C’est comme aller à pied de Lisbonne à Téhéran. Si vous avez de la chance, vous réussirez à monter sur un bateau en Libye ou en Tunisie. Sinon, vous restez en Libye jusqu’à ce que vous gagniez de l’argent pour le voyage - et vous pouvez imaginer comment - ou jusqu’à ce que vous mouriez.

L'équipe MSF a entendu des survivantes qui avaient passé six jours en mer sans nourriture ni eau
L’équipe MSF a entendu des survivantes qui avaient passé six jours en mer sans nourriture ni eau - MSF/Stefan Pejovic

Une évasion


L’un des survivants a été détenu pendant six mois dans une prison libyenne. Son crime : être un
Africain subsaharien.

Pendant six mois, il n’a rien eu d’autre à manger que du pain, jusqu’à ce qu’il parvienne à s’échapper avec un ami. L’ami a été abattu. Celui qui s’est échappé a été aidé par des gens en Libye, plus tard en Tunisie, avant cela par des Algériens et d’autres. Les Algériens, les Libyens, les Tunisiens et d’autres encore lui ont tourné le dos. Il dit que partout il y a des gens bien et des gens moins bien - c’est quelque chose que j’entends souvent dans mon pays d’origine, dans les Balkans - et qu’il les remboursera tous, individuellement, lorsqu’il gagnera de l’argent en jouant au football. C’est son rêve, comme celui de millions d’autres adolescents.

Un homme et un humain

Un autre survivant raconte qu’avant le voyage, son père lui a dit d’être avant tout un homme est un
être humain. Sa mère lui a dit de travailler honnêtement, de ne pas penser à voler, mais de gagner son argent à force de travail et de sueur. C’est ce qu’il m’a dit en faisant un geste pour essuyer la sueur de son front. Il dit qu’il aime sa mère. Chaque jour, elle lui fait parcourir des kilomètres à pied jusqu’au bus qui l’emmène à l’école, puis le rejoint et le ramène à la maison pour le dîner. Il dit que sa mère a travaillé dur pour qu’il puisse avoir une bonne alimentation et une éducation. Mais je ne pense pas que ce soit la seule raison pour laquelle il aime sa mère : il l’aime aussi simplement parce que c’est sa mère, qui lui manque, tout comme sa petite ville et ses amis lui manquent.

La vie sur le pont - Rotation 35
La vie sur le pont - Rotation 35 - MSF/Stefan Pejovic

Les gens qui quittent ou perdent leur patrie sont maudits. On ne peut ni aimer vraiment un pays étranger, ni y retourner. C’est quelque chose que nous connaissons dans les Balkans.

Il s’est fait couper les cheveux sur le bateau - nous organisons régulièrement un salon de coiffure, et c’est un événement très joyeux pour tout le monde à bord. Je l’ai taquiné en lui disant que sa coupe n’était pas symétrique. Nous avons ri tous les deux. Même si je ne pouvais pas vraiment rire - surtout pas de lui.

Abe

Un troisième a pleuré de façon inconsolable. Honnêtement et profondément, avec les larmes d’un enfant qui a perdu son meilleur ami.

Au sixième jour du voyage, 50 adolescents à moitié morts ont vu une bouteille d’eau flotter devant leur bateau. Fatigués, affamés, les lèvres et la gorge brûlées, deux d’entre eux ont sauté pour l’atteindre, pour se sauver et sauver les autres. Le courant marin était trop fort, et deux autres ont sauté pour les sauver. L’un d’eux est Abe. L’un d’eux a regagné le bateau ; trois sont restés dans l’eau, se tenant désespérément l’un l’autre. Le courant les a emportés.

Abe a disparu.

Nous avons retrouvé les deux autres.

 Rescue 1 - Rotation 35
Rescue 1 - Rotation 35 - MSF/Stefan Pejovic

Ils étaient près de la plate-forme pétrolière sur la photo ci-dessus. Deux points noirs, avec de petits pneus noirs autour de tailles fines, dans une grande mer noire et agitée. Des collègues expérimentés disent qu’il faudrait un miracle pour retrouver une personne dans de telles conditions. Et des miracles, il y en a.


Abe a fait ce qu’il avait prévu de faire : il a donné sa vie pour les autres.

Les deux personnes qui ont sauté pour attraper la bouteille et sauver d’autres personnes de la mort par déshydratation ont été sauvées après une longue recherche. Les filles, les garçons et les hommes, au nombre de 49, qui avaient réussi à embarquer sur le Geo Barents, ont fait une prière collective avant de débarquer : ils priaient pour que nous sauvions d’autres personnes.

La vie sur le pont - Rotation 35
La vie sur le pont - Rotation 35 - MSF/Stefan Pejovic

Je ne sais toujours pas si leur prière est une tragédie ou un reflet du profond désir de vivre.

Six jours après le sauvetage, je sais simplement qu’Abe trouvera sa place parmi les justes, quel que soit le nom qu’on leur donne. Parce qu’il n’y a pas de plus grand amour qu’un homme qui donne sa vie pour ses amis. [FIN]

Témoignage de Stefan Pejović, Responsable de la communication MSF à bord du Geo Barents


*Certains noms dans le texte ont été changés pour protéger l’identité des personnes.

Geo Barents - Rotation 35 - Rescue 1 - Médecins Sans Fronitères / Doctors Without Borders

Photo d’illustration : Rescue 1 - Rotation 35
Copyright : MSF/Stefan Pejovic

Communiqué
Publié le mercredi 4 octobre 2023
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