« On peut, on doit et on va faire plus »

« On peut, on doit et on va faire plus »

Première partie de l’interview de Jens Kreisel, recteur de l’Université du Luxembourg depuis janvier 2023.

Actif depuis 2012 au sein de l’Université du Luxembourg - d’abord en tant que professeur et directeur de département du List, ensuite au poste de vice-recteur à la recherche -, Jens Kreisel est, depuis janvier 2023, recteur de l’établissement académique. Il a répondu aux questions empreintes de durabilité d’Infogreen.lu.

Une interview à découvrir en deux temps : première partie ci-dessous et la suite, dès lundi 27 février, dans notre dossier du mois Former pour Agir.

M. Kreisel, en tant que spécialiste de la physique des matériaux, quel développement souhaitez-vous dans ce domaine pour le Luxembourg - pays de plus en plus tourné vers l’économie circulaire ?

« D’un point de vue matériaux, nous avons eu des collaborations autour du ciment, qui est un matériau extrêmement complexe car il est composite, c’est-à-dire composé d’une grande multitude de matériaux. Donc pouvoir réutiliser certaines parties est extrêmement compliqué. C’est un vrai sujet de recherche et d’innovation. On étudie cela avec des entreprises du Luxembourg dans le cadre du génie industriel de l’université. On a pu récupérer un certain nombre de matériaux et les réutiliser. On a tout un laboratoire de béton sur le campus et nous sommes en train de recruter une nouvelle personne, professeur dans le domaine du béton, afin de poursuivre cette activité.

Nous travaillons également sur des photopiles solaires, dans le domaine photovoltaïque. Ces photopiles utilisent énormément de matériaux très chers. Lorsqu’elles sont fabriquées par gravure, certains éléments sont supprimés afin de pouvoir connecter les éléments. De ce fait, on obtient énormément de déchets. Dans un de nos laboratoires, nous avons développé l’impression 3D de ces matériaux, grâce à laquelle nous pouvons fabriquer uniquement les parties utiles. C’est le professeur Phillip Dale qui a mené cette expérience, qui s’inscrit dans le cadre d’un grand projet européen, ayant donné lieu à la première bourse du CEI (Conseil européen de l’innovation) pour le Luxembourg. Cela semble être de l’ordre du détail, puisqu’on parle de microfabrication, mais si on se projette à l’échelle mondiale, en appliquant ces méthodes au microprocesseur de chaque téléphone, par exemple, ça a un impact absolument gigantesque. »

Je crois beaucoup aux personnes, aux porteurs de bonnes idées.

Certaines chaires mises en place avec des partenaires industriels sont aussi consacrées aux matériaux et technologies durables. Avec ArcelorMittal, on s’intéresse à la construction circulaire, c’est-à-dire à l’utilisation des éléments de construction pour pouvoir les réutiliser plus tard, à la démolition du bâtiment. C’est envisager un bâtiment comme une construction Lego dont on pourra réutiliser les pièces en fin de vie.

Avec Paul Wurth, nous travaillons sur le sujet de l’hydrogène. Ce qui est important, c’est notre démarche. Nous nous sommes demandés à quel point nous allions nous lancer sur la thématique de l’hydrogène, qui est une nouvelle thématique pour l’université. C’est un sujet extrêmement intéressant mais qui n’a du sens que si on le fait avec le pays. Nous en avons discuté avec Paul Wurth et nous nous sommes lancés ensemble en 2022, avec l’ambition de positionner le Luxembourg comme un des acteurs de l’hydrogène en Europe et de démarrer une dynamique de l’hydrogène au Luxembourg. Nous avons donc recruté un expert international, Bradley Ladewig. Il a fédéré différents industriels pour aller présenter un projet à l’Europe. En moins d’un an, il a pu attirer un très grand projet européen de création d’une Hydrogen Valley au Luxembourg. Le projet est conséquent et nous espérons avoir les signatures finales vers l’été. C’est une très belle illustration de comment une personne peut faire changer les choses.

Vous avez déjà annoncé à la presse la création d’un centre interdisciplinaire dédié aux systèmes environnementaux courant 2024. Peut-on en savoir plus sur les objectifs, cibles et moyens de ce centre ?

« Il s’agira du quatrième centre interdisciplinaire pour l’université, après le SnT - Interdisciplinary Centre for Security, Reliability and Trust, véritable moteur de la digitalisation du pays, le LCSB - Luxembourg Centre for Systems Biomedicine - et le C2DH - Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History.

L’idée est relativement originale. Nous n’avons pas voulu fixer une thématique dès le début mais plutôt partir à la recherche des meilleures idées dans le domaine des systèmes environnementaux. Nous avons lancé un concours d’idées international pour attirer les meilleurs porteurs de projets. Nous avons reçu une trentaine de concepts que nous sommes en train d’expertiser pour en retenir un certain nombre et inviter les porteurs de ces concepts à postuler pour être directeurs/trices, fondateurs/trices de ce centre. Nous espérons pouvoir l’ouvrir début 2024 et arriver à un centre de 150 personnes.

Il n’y a donc pas de focalisation thématique pour une raison simple. Je crois beaucoup aux personnes, aux porteurs de bonnes idées. Elles sont au moins aussi importantes que le positionnement thématique. Pour le Luxembourg, comme pour l’Europe ou l’international, tous les sujets sont importants : le climat, la biodiversité, l’économie circulaire, l’agriculture… Et surtout il est important qu’on le fasse bien, qu’on fasse vraiment un changement. Donc ce qui prime chez nous, c’est le concept et la personne qui va le porter.

En mars, les experts vont se réunir et jeter un premier regard sur tous ces concepts. Nous avons fait le choix de faire intervenir huit experts d’universités internationales - dont la liste est publiée, en totale transparence sur notre site internet - et non pas exclusivement des Luxembourgeois. Il vont nous guider dans ce processus, toujours dans l‘ambition d’avoir des bonnes idées dans une approche ‘think big’. C’est extrêmement important de se faire conseiller par les meilleurs du domaine, à l’échelle mondiale. Et pour ce comité, il fallait réunir vraiment toutes les compétences, dans la biodiversité, le climat, l’agriculture, les systèmes socio-technologiques, etc. Nous avons reçu des propositions qui incluent d’ailleurs fortement les sciences sociales. Ce n’est pas un centre de sciences environnementales, c’est un centre de systèmes environnementaux. On voit toujours l’environnement sous un angle systémique de société, d’économie, de droit. Un grand atout de l’université est de pouvoir regarder ces sujets de durabilité d’une manière holistique et interdisciplinaire.

Sur des sujets importants, on ne prend jamais assez d’avis internationaux, par les meilleurs du monde.

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À mon sens, la grande force de l’Uni est de porter une vraie ambition et de regarder large internationalement, de se faire aider - même si on a 20 ans et plus vraiment besoin de se faire aider. Sur des sujets importants, on ne prend jamais assez d’avis internationaux, par les meilleurs du monde. Le mot-clé, c’est le partenariat, chacun dans son rôle, avec ses spécificités. Dans ce but-là, j’ai justement créé un nouveau vice-rectorat qui s’appelle Partenariats et Relations internationales et qui a pour objectif de mettre le partenariat au centre de notre université et de nous doter d’une vraie stratégie internationale. Nous sommes internationaux par nos langues, notre stratégie, nos étudiants. Maintenant il convient de choisir nos partenaires internationaux de façon plus stratégique.

Une autre force liée directement à la jeunesse de notre diversité c’est notre liberté d’actions. Tout n’est pas figé par une histoire de 100 ans, de 500 ans, de 1.000 ans. On peut construire. Et donc nous attirons typiquement des bâtisseurs. Cela, combiné avec l’ambition de l’université, nous permet d’attirer des gens d’un talent exceptionnel. »

À travers vos contacts avec les étudiants, remarquez-vous une forte sensibilité des jeunes à la durabilité ?

« Je pense que très clairement les jeunes sont sensibles à la durabilité. La délégation d’étudiants, que j’ai rencontrée il y a quelques semaines, a créé des sous-groupes dédiés à la durabilité. Cela montre bien leur intérêt car ce sont leurs seuls sous-groupes thématiques. Je trouve que c’est un signal très, très fort, et une grande partie de notre discussion a tourné autour de ces thématiques : comment ils voient l’avenir, ce qu’on pourrait faire au sein de l’institution, dans l’enseignement, dans la recherche, etc.

Pour donner un exemple concret, la délégation est intéressée de connaître et comprendre où sont les grandes sources d’émissions CO2 de l’université. Nous avons démarré il y a 1-2 mois une étude à ce sujet. Essentiellement, les grandes sources d’émissions de CO2, de presque tous les établissements mais du nôtre en particulier, sont les bâtiments. Nous disposons de nouveaux bâtiments donc nous avons des émissions relativement basses par rapport à d’autres universités. Ensuite, et c’est très particulier à l’université, ce sont les déplacements à l’international. La recherche vit d’un échange international - on ne va pas pouvoir résoudre les grands problèmes de la planète dans notre petite université, il faut être en discussion avec les autres -, mais cela crée une émission CO2 non négligeable. Troisièmement, les déplacements des usagers de l’université, dont les étudiants, et, enfin, tous les outils digitaux comme le supercalculateur et les datacenters. Ce sont des grands axes pour lesquels nous devons voir comment agir.

Il y a aussi des petits axes où il faut regarder ce que nous pouvons faire d’un point de vue institutionnel. Nous sommes en train d’établir des règles concernant l’achat de produits. Nous avons d’ailleurs depuis six mois un chief sustainability officer, Laurent Betry, avec qui on travaille dans ce sens. Très honnêtement, nous avons beaucoup à apprendre et on va s’y mettre avec beaucoup d’énergie - sans mauvais jeu de mots. »

Parler c’est facile, mais il faut faire vivre notre ambition par des projets concrets.

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Quels sont vos principaux objectifs en matière de durabilité pour la durée de votre mandat ?

« Pour mon mandat, je pense qu’il est vraiment extrêmement important de positionner l’université dans ce domaine. Nous avons déjà des activités très fortes dans la durabilité d’une manière large : sociétales, économiques, environnementales. Mais dans la partie environnementale surtout, on peut, on doit et on va faire plus. C’est très clairement un des sujets prioritaires de mon mandat et dont je vais m’occuper personnellement en tant que recteur.

Je ne souhaite pas avoir juste un de ces domaines dans la durabilité. Je souhaite que cela passe à travers toutes les missions de l’université et que l’institution elle-même se positionne différemment à l’avenir. On va regarder nos émissions CO2 et j’espère que l’université réussira à considérablement les réduire. Et on va mener un certain nombre de projets concrets qui montrent notre sérieux dans la thématique. C’est mon crédo. Parler c’est facile, mais il faut faire vivre notre ambition par des projets concrets. Le centre interdisciplinaire est un de ces projets concrets, qui aura un impact fort sur l’université, mais sur le pays aussi. On souhaite vraiment être le moteur de la recherche et de l’innovation du pays, c’est notre motivation en tant que seule université du Luxembourg. L’université est forcément un outil stratégique du pays.

La vraie force d’une université est de prendre un sujet et de le regarder d’une manière holistique. Par exemple : quel est l’impact de la pollution environnementale sur des maladies neuro-dégénératives ? Quel est l’impact de notre monde digital sur le climat et l’environnement ? Il faut voir la complexité de la situation sans se perdre dans cette complexité. C’est le grand défi à mon avis du sujet de la durabilité. Il est très interdisciplinaire, très complexe. On a parfois tendance à se perdre dans cette complexité. Notre responsabilité est de connaître cette complexité, d’avoir une approche interdisciplinaire, de faire quelque chose de concret pour la durabilité. C’est une grande responsabilité. C’est ça que j’ai envie de pousser. »

Propos recueillis par Marie-Astrid Heyde
Photos : Marie Champlon / Infogreen.lu

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Publié le jeudi 23 février 2023
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