« Les soupçons de greenwashing continuent à planer sur le secteur financier »

« Les soupçons de greenwashing continuent à planer sur le secteur financier »

Qu’entend-on par finance durable ? Comment définir la durabilité d’un produit financier et éviter le « greenwashing » ? On pose le cadre avec Lynn Robbroeckx, secrétaire générale et responsable CSR (Corporate Social Responsibility) de Luxembourg for Finance, l’agence nationale pour le développement de la place financière.

Madame Robbroeckx, quels sont les objectifs de la finance durable, par rapport à la finance « classique » ?

« La finance joue un rôle essentiel qui est de mobiliser les moyens financiers disponibles vers des activités économiques productives. Elle permet donc à l’activité économique de se développer, à l’innovation d’émerger et contribue à la création de nombreux emplois. La finance durable suit le même raisonnement, mais avec une finalité particulière. Les montants investis dans des produits financiers durables visent des objectifs environnementaux (transition énergétique, défis climatiques), sociaux (santé, droits humains, services aux personnes défavorisées) ou de bonne gouvernance, ce qui est généralement résumé par le sigle ESG. L’Accord de Paris sur le climat, en décembre 2015, a lancé un appel important au secteur financier international pour qu’il soutienne des investissements massifs destinés, en grande partie, à assurer la transition énergétique vers un modèle ‘zéro carbone’. Différentes études calculent que les investissements nécessaires se compteront en milliers de milliards par an si l’on veut limiter le réchauffement climatique à 2 degrés d’ici maximum 2050. »

Des structures et/ou outils ont-ils été mis en place, au Luxembourg, pour accompagner la transition du secteur financier vers plus de durabilité ? Et des actions concrètes ?

« Il y a 30 ans, le Luxembourg a déjà joué un rôle important dans le développement de la microfinance par la création d’instruments d’investissement spécifiques. Aujourd’hui, près d’un tiers des fonds de microfinance sont basés au Luxembourg, ce qui représente plus de 50% des actifs sous gestion mondiaux en microfinance. Mais le succès le plus visible est celui du Luxembourg Green Exchange, lancé par la Bourse de Luxembourg en 2016. Cette ‘bourse verte’ est une plateforme dédiée aux obligations vertes, sociales et durables définies et contrôlées à travers une série de critères stricts. Le LGX inclut aujourd’hui plus de 1.600 obligations pour un total de 880 milliards d’euros et reste leader mondial. Dix ans plus tôt, en juillet 2006, différents partenaires privés et publics avaient déjà mis en place l’agence de labellisation LuxFlag qui accorde différents labels durables, reconnus internationalement, à des produits d’investissement et d’assurance. Au début 2023, l’agence affichait 341 produits labellisés pour un total d’actifs sous gestion de 183 milliards d’euros. En 2017, les pouvoirs publics luxembourgeois ont signé un accord avec la Banque européenne d’Investissement pour créer une Plateforme du financement climatique Luxembourg-BEI et, en janvier 2020, l’État luxembourgeois a lancé la Luxembourg Sustainable Finance Initiative (LSFI), qui a notamment reçu pour mission de développer et implémenter la stratégie nationale en matière de finance durable. »

Comment les aspects de durabilité s’intègrent-ils dans les programmes de formation des professionnels du secteur, des investisseurs ?

« C’est clairement un des enjeux actuels et pour les années futures. Pour assurer le succès de la finance durable en tant que secteur stratégique, il faut transformer les équipes et l’expertise afin de disposer de gens capables de développer des produits attractifs et inspirant confiance aux investisseurs, ainsi que de personnes maîtrisant parfaitement les nouvelles réglementations que l’Union européenne met en place progressivement pour renforcer la crédibilité de la finance durable. De nombreuses formations sont développées dans le pays pour pallier le manque de spécialistes. C’est d’autant plus important de former des gens issus de notre centre financier que cette pénurie d’experts se fait ressentir dans la plupart des centres financiers européens. L’Université du Luxembourg a par exemple développé une option ‘finance durable’ dans son Master en Finance et Économie et la Bourse de Luxembourg a créé la LGX Academy pour assurer la mise à niveau des professionnels du secteur. »

En mars, vous avez publié un rapport sur la pénétration des ESG dans les différents secteurs de la banque et de la finance à travers le monde. Les activités ESG n’occupent toujours qu’une petite fraction du total, mais une plus grande part en Europe qu’aux USA et en APAC (Asie-Pacifique). Qu’en est-il à l’échelle luxembourgeoise ?

« S’il est évident que les produits d’investissement ESG connaissent des progressions importantes ces dernières années, surtout en Europe, leur part reste insuffisante par rapport aux besoins de transformation de la société. Ceci dit, dans une étude menée par la LSFI, en collaboration avec PwC Luxembourg, et publiée en décembre 2022, on observe qu’au Luxembourg les actifs sous gestion des fonds ESG représentent plus de la moitié des fonds Ucits enregistrés dans le pays. Fin juin 2022, ils représentaient 2.200 milliards d’euros d’actifs, soit 54,6% du total. »

Peut-on dire que le Luxembourg est un pays moteur à l’échelle européenne ?

« Au niveau de l’activité des fonds d’investissement, qui reste au cœur de l’activité de notre centre financier, c’est évident. Selon une autre étude réalisée par l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement, en collaboration avec Morningstar, au cours du premier semestre 2022, on observe qu’un tiers des actifs sous gestion dans les fonds durables européens est basé au Luxembourg. Nous sommes donc un leader européen mais aussi international étant donné que 83% des actifs nets des fonds durables au niveau mondial sont logés en Europe. Ensuite, comme je l’ai déjà signalé, le Luxembourg Green Exchange est également un précurseur en matière d’obligations vertes et durables. Il reste un exemple et un moteur pour la finance durable au Luxembourg. »

Quelles sont les prochaines étapes dans ce processus de transition nationale ?

« Un des grands problèmes à résoudre est celui du manque de données fiables qui permettraient de définir précisément le niveau de durabilité d’un produit d’investissement. Actuellement, les acteurs financiers sont contraints d’indiquer un degré de durabilité (entre vert clair et vert foncé) mais ils manquent cruellement d’informations sur le niveau de durabilité des entreprises dans lesquelles ils proposent d’investir. La mise en place progressive des réglementations européennes (taxonomie, SFDR et CSRD) devrait résoudre ce problème en exigeant de ces entreprises – aujourd’hui seules les plus grandes sont concernées – qu’elles fournissent annuellement un rapport sur leurs indicateurs environnementaux, sociaux et de gouvernance. Tant que ces données ne seront pas disponibles, les soupçons de greenwashing continueront à planer sur le secteur financier, le poussant finalement à se montrer extrêmement prudent dans la définition des produits durables. »

Propos recueillis par Marie-Astrid Heyde
Photo : Luxembourg for Finance
Article tiré du dossier du mois de la rédaction « L’âme de fonds »

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Publié le mercredi 17 mai 2023
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