La transition n'est pas une idéologie, c'est une nécessité

La transition n’est pas une idéologie, c’est une nécessité

Si la CELL a désormais une nouvelle dénomination : Citizens for Ecological Learning & Living, elle reste depuis 2010 l’acte fondateur et le pivot du mouvement de la transition au Luxembourg. Si vous voulez des réponses contre l’immobilisme, il faut lire celles de Delphine Dethier et de Norry Schneider, coordinateurs des actions citoyennes de CELL.

Le grand public peine encore à être pleinement concerné par la transition, comme le démontre le rapport d’évaluation du Klima Biergerrot. Comment expliquez-vous cette difficulté à conscientiser ?

Delphine Dethier
Delphine Dethier

Delphine Dethier (DD) : C’est multifactoriel. Le premier facteur, c’est le discours politique toujours rassurant sur l’état du monde alors qu’il n’y a pas de discours alarmiste comme cela a pu être le cas pour le COVID. Pour la pandémie, cela a porté ses fruits, le changement d’attitude a été très rapide et la population s’est mise au pas des mesures.

Le second facteur, c’est l’incohérence dans la communication générale n’est pas à la hauteur des rapports scientifiques attestés.

Le troisième facteur, c’est cette impression que les changements à faire maintenant sont trop importants, alors qu’ils seront plus pénibles si nous n’y sommes pas préparés. Le jour où il n’y aura plus d’eau, il faudra une adaptation critique alors qu’actuellement nous avons encore le choix.

La projection à long terme est complexe, d’ailleurs beaucoup de gens se méfient encore ou ne pensent pas que le choc ou la crise surviendront.

Le quatrième facteur, c’est la pensée que la catastrophe n’est pas pour moi, mais pour les autres générations et pour les autres géographies. Elle ne me concerne pas.

Le dernier facteur, c’est un discours récent. Il estime qu’étant donné qu’on ne peut rien changer au cours des choses, il vaut mieux en profiter. Foutu pour foutu, cela ne change rien si je prends l’avion demain.

Norry Schneider
Norry Schneider

Norry Schneider (NS) : Quand il y a un ennemi, c’est aisé de décréter un état d’urgence. Les grandes problématiques comme les épidémies ou le terrorisme désignent un ennemi à combattre et nous mettons alors tout en œuvre pour l’affronter.

Or, cette fois, le problème c’est nous, collectivement. Nous n’avons pas l’habitude de cela, on préfère une opposition. L’environnement est impalpable, il est autour et ce sera pour plus tard.

Tout autrement, notre équipe a analysé beaucoup de textes et d’études sur l’effondrement. Il y a une très mauvaise compréhension générale du terme. Les gens l’assimilent de suite à une apocalypse, au sens du dernier tribunal biblique. C’est un jour dans le calendrier où tout à coup arrive un mur en deux dimensions.

Mais en fait, l’effondrement, on est en plein dedans. Cela ne signifie pas la fin de l’humanité mais que le système dans lequel nous avons grandi, il n’est déjà plus là. Avec beaucoup d’artifices, on arrive à faire croire que ce passé fantasmé est toujours d’actualité, mais il n’est plus là.

L’ensemble des rapports scientifiques démontrent que de nombreux points de bascule sont atteints.


Par la suite, un cheminement personnel est à faire : être lucide sur les faits scientifiques quand actuellement, ils finissent sous un gros tapis. Après la prise de conscience, vient le travail de deuil. Certaines choses, nos enfants ne les vivront plus.

Dans notre société, il n’y a pas la place pour le deuil. Pourtant, quand on fait ce dur travail, au bout du tunnel, nous avons la liberté d’aller de l’avant.

« Faites le petit geste de votre côté, le marché est là pour vous aider », c’est la sempiternelle réponse du système néolibéral et conservateur, ce mix étrange que je ne parviens toujours pas à comprendre. Pourtant, on ne peut pas tout miser sur l’individuel, de nombreuses réponses passent par les collectifs, le voisinage, la commune, etc. À tous les niveaux, nous avons besoin d’échanger. Échanger, c’est déjà changer.

C’est pourquoi l’important pour nous est de créer des espaces entre politique et citoyens qui sont pour le moment inexistants. La prise de conscience collective passe par la prise de conscience individuelle. On ne peut les désolidariser et c’est pourtant ce que font les responsables politiques. Nous avons été éduqués de la sorte. Tout est privatisé, y compris les consciences et les solutions.

Delphine Dethier : Un individu ne peut agir sur une entreprise multinationale. Le consommateur qui peut changer les choses, ce n’est pas la réalité. La main invisible du marché n’existe pas.

Consommer autrement, c’est la pointe de l’iceberg. Derrière ça, il y a le piège du marché. Je peux lutter à mon échelle individuelle, mais tous les jours, les publicités continueront à tourner. Mes enfants seront influencés à l’école. C’est pour cette raison qu’il faut des alternatives collectives. Mon potager ne changera pas la donne, en revanche, la démultiplication d’une alimentation locale, sans intrants chimiques et sans pesticides peut avoir un effet.

Est-ce que les discours climatosceptiques comme ceux des populismes ont accentué la défiance populaire face à la transition ?

NS  : On nous définit souvent comme des idéologues avec nos mouvements citoyens, nos plateformes.

Le mot idéologie est revenu ces derniers mois dans le cadre des élections pour stigmatiser les écologistes (Déi Gréng). Pour nous, il est important d’être indépendant et de ne pas avoir de couleur politique, mais on regrette tout de même beaucoup que le climat et la biodiversité deviennent des idéologies dans les définitions des politiciens.

Les populistes de droite ont réussi, via les médias sociaux ou les discussions de comptoirs, une prouesse : faire d’une réalité scientifique une idéologie. Si la science devient une idéologie, nous sommes mal. Ce n’est pas un phénomène propre au Luxembourg, de plus en plus de gens soutiennent que le dérèglement climatique n’a pas lieu. Nous sommes revenus 10 à 20 en arrière alors que nous devrions avoir 20 ans d’avance sur ces questions. C’est quand même une dissonance incroyable.

DD : Je suis d’accord, c’est en grande partie de la faute des populistes et d’un discours qui a de suite nié le fait scientifique. C’est aussi lié au fait qu’on nous a refusé une crédibilité sous prétexte que nos informations ne sont pas neutres.

Par contre, quand le lobby de la voiture au Luxembourg présente des chiffres, on estime que ceux-ci sont impartiaux. Présenter des lobbys comme des experts tout en nous faisant passer pour des doctrinaires, c’est très grave et pourtant, cela ne choque personne.

Quelles sont les actions du CELL pour inverser les causes de l’apathie, changer les mentalités et dévier du modèle séculaire ?

NS : Nous avons encore pu identifier dans le discours d’intronisation de notre premier ministre, cette « écologie qui énerve ». C’est une mentalité qu’il faut changer. Il y a la possibilité d’avoir des alternatives joyeuses et positives. Nous devons prendre plaisir à faire des changements. L’un n’a jamais empêché l’autre.


Les discours politiques renvoient souvent les ONG (Organisations non gouvernementales) à leur discours négatif. Greenpeace serait trop alarmiste. Or, quand le CELL fait un jardin, les commentaires vantent notre côté positif. On ne sait jamais si c’est un compliment ou une gifle. Nous ne sommes pas assez candides pour considérer un potager comme étant de nature à bouleverser l’ordre établi.

Nous avons élaboré un graphique avec l’Université de Luxembourg et le LIST (Luxembourg Institute of Science and Technology) dans le cadre du Luxembourg in transition. Il compare les émissions de CO2 enregistrées en 2021 et les projections nécessaires en 2050 pour un avenir pérenne selon la science du climat. Il faut une réduction de 90% alors que nous n’avons rien changé à notre empreinte carbone depuis 50 ans.

Des solutions ont été trouvées, mais nous ne les déployons pas encore : consommer autrement, panneaux solaires sur la commune, etc. Tout cela c’est très bien, mais ce ne sont que des cas isolés trop peu influents. On parle de 90% de réduction de nos émissions de CO2, tout en conservant une cohésion sociale et un bien-être qu’il faudrait d’ailleurs sans doute redéfinir.

Nous travaillons beaucoup dans les communes dans le cadre du Pacte Climat. Le pouvoir d’action d’une commune en tant qu’administration, c’est le contrôle de seulement 5% du CO2 de son territoire.

Elle va isoler ses bâtiments, les rénover, remplacer ses véhicules, installer des pompes à chaleur (PAC), moderniser la consommation d’énergie de sa piscine, etc. D’accord, ce sont des actions positives et il faut communiquer dessus mais, que fait-on des 95% d’émissions de CO2 restantes ?

Il est dorénavant impératif de mettre tout le monde autour de la table : citoyens et citoyennes, entreprises, associations, ménages privés, etc. Tout le monde est concerné et tout le monde peut faire partie de la solution, pour autant qu’on crée les espaces pour co-créer un avenir plus résilient.

Pourquoi avez-vous collaboré au livre de Tilly Metz, « La transition sera sociale ou ne sera pas » ?

DD  : Nous avons fait le choix comme les autres acteurs de participer à un livre de fond. C’est un sujet pertinent et pourtant peu abordé. L’écologie se cantonne aux questions environnementales alors que ce n’est pas sa fonction. Si nous reprenons la racine du mot, l’écologie se rapporte aux écosystèmes, à la science qui étudie les relations entre les êtres vivants.
L’écologique ne peut dès lors s’absoudre de penser les relations de domination et d’injustice au sein de notre même espèce.


Notre positionnement a toujours été clair : l’écologie c’est aussi la justice sociale. Il faut donc des médias pour aborder cette dimension peu débattue dans l’espace public. Notre collaboration s’inscrivait dans notre volonté de participation citoyenne.

Il n’y aura pas de changement de paradigme en réduisant les citoyens à un rôle passif. C’est un peu notre propos dans cet ouvrage.

NS : Le fameux slogan, « fin du monde, fin de mois, même combat » résume l’incohérence présente. Il n’est plus possible d’opposer ces deux notions.

Le Club de Rome nous disait dès 1972 que nous avions un problème structurel (1) et 50 ans plus tard, on en est toujours à se demander quel est le rapport entre le social et l’écologie.

Au Luxembourg, nous avons beaucoup d’exclus. Un cinquième de la population fait face au risque de pauvreté (2) et si l’on considère les familles monoparentales, ce risque de pauvreté monte à 4 familles sur 10 (3). Il y a urgence à régler cette oppression. Ce sont des mots militants qu’on n’aime pas utiliser, mais nous sommes dans une société où subsistent encore des opprimés. Comment peut-on bâtir la société de demain, celle qui devrait déjà être la nôtre, sans cohésion sociale ?

Propos recueillis par Sébastien Michel
Photos : CELL / Fanny Krackenberger


(1) Publication du Club de Rome : « Les limites à la croissance (dans un monde fini) » connu également sous « Rapport Meadows »
(2) 17% de la population est en risque de pauvreté selon le STATEC. 1 résident sur 15 était millionnaire en 20 21 selon le cabinet Capgemini.
(3) Étude Caritas Luxembourg

Article tiré du dossier du mois « Embarquement immédiat »

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Publié le lundi 4 mars 2024
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