« La résilience, c'est la solidarité »

« La résilience, c’est la solidarité »

À travers ses jardins communautaires ou ses projets alimentaires, mais tout autant par ses coopératives énergétiques, ses repair cafés et ses événements vivants : CELL contribue à transformer le territoire au travers de lieux participatifs et citoyens.

Delphine Dethier, socio-anthropologue de formation et Norry Schneider, coordinateur de la plateforme de la transition écologique et citoyenne expliquent ces nécessaires aménagements démocratiques et leurs philosophies.

Même si le petit geste ou le petit projet collaboratif ne sont pas suffisants, que préconise le CELL pour une transition du quotidien, pour que chacun puisse être un accélérateur de changement ?

Norry Schneider (NS) : En préambule, c’est que chaque personne peut mettre son talent à contribution. L’une sait jardiner, l’autre réparer ou tenir le bar, etc. Il est nécessaire de faire ce que l’on aime, parce que ce que l’on aime, on va bien le faire.

Collectiviser, c’est la prochaine étape dans laquelle nous nous investissons : ouvrir des espaces pour l’action collective. Il faut ouvrir cette possibilité.

La résilience est basée sur la solidarité. Nous avons débuté un de nos premiers jardins communautaires à Esch en 2013. Nous avons ainsi constitué un groupe de citoyens mais notre planning n’était pas le bon et pour finir, nous avons démarré en été. Pendant un mois, il a fait 30 °C en permanence et il n’est pas tombé une seule goutte d’eau. Nous avions beau nous croire citoyens, indépendants et résilients, nous avons très vite compris que sur un jardin sans eau, il nous fallait un coup de main. Nous avons fini par demander l’aide des pompiers pour arroser notre potager.

C’est un exemple anecdotique mais il a pour effet de montrer que la résilience, ce n’est pas le survivalisme, se retirer dans un bunker et manger des surgelés. Être autonome seul, ça relève de la science-fiction. Pour être autonome, nous devons nous inscrire dans un projet collectif et voir comment nous pouvons nourrir la solidarité.

Ce genre d’espaces citoyens sur le territoire sont-ils à même de vraiment retourner la situation et les prises de conscience ?

NS : On peut être alarmiste sur le constat, mais la prochaine étape est de proposer des solutions positives et joyeuses, sinon l’adhésion collective des citoyen.nes a du mal à prendre.
Le deuxième ingrédient essentiel est le soutien politique pour donner de l’endurance à ces actions. Si on fait le bilan des initiatives qui sont longues à porter et qui demandent aux citoyens un investissement énorme – comme créer des coopératives, entretenir un tiers-lieu ou un jardin sur le long terme, on constate qu’elles n’ont pas tenu le coup longtemps quand il n’y a pas eu un soutien continu. Sans la volonté politique de soutenir ce type d’initiatives à long terme – parce que fondamentalement elles contribuent au bien commun –, nous n’y arrivons pas.

Le troisième ingrédient est l’ordre de grandeur : comment arriver d’un projet de (très) petite échelle comme un jardin partagé à une transformation de notre système alimentaire ? Ce n’est pas parce que j’ai trois carottes dans mon jardin que je vais pouvoir renouveler mon alimentation. Mais la transformation de notre système vers quelque chose de plus durable et inclusif, passe d’abord par l’action locale et concrète, ensuite – et cela est important – par une remise en cause du système afin de proposer quelque chose qui est en adéquation avec les énormes défis que nous rencontrons à l’échelle planétaire.

Delphine Dethier (DD) : Pour nous, les trois piliers sont simultanément indispensables : le citoyen, le collectif et le soutien politique. L’énergie de construire est précieuse, or, sans cette complémentarité, on repart perpétuellement de zéro.

Avant de travailler avec une commune, nous insistons auprès des responsables politiques et des responsables techniques pour qu’ils n’entament rien s’ils ne sont pas prêts à totalement accepter ce qui va en résulter. À partir du moment où ils ouvrent des espaces, ils doivent avoir la capacité d’intégrer les apports des participants et leurs volontés de transformation.

NS : Au Luxembourg, où la privatisation de l’espace public est plus développée que dans beaucoup d’autres endroits, c’est très compliqué de faire comprendre l’intérêt des espaces collectifs et surtout ce qui en émane. En outre, une culture qui pousse les gens à être propriétaire (de leur habitat, véhicule, outillage etc.) contribue à diviser les gens, donc à rendre plus difficile leur adhésion à une cause commune.

Nous avons établi une carte à l’occasion de Luxembourg in Transition. Elle tente d’identifier les démarches citoyennes et collectives transfrontalières : coopératives énergétiques, AMAP (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), jardins communautaires et repair cafes. Tout de suite, ce qui frappe, ce sont les disparités entre les territoires. Même si la géographie de ces initiatives est complexe, on peut considérer que la politique et la culture sont les deux ingrédients de ces inégalités territoriales.

Par exemple, il y a des décennies en Wallonie, le pouvoir politique a décidé de promouvoir les initiatives collectives par le biais de plateformes web. En un clic, on a accès à leur ensemble. Il y a eu une décision, un engagement et de l’argent. Delphine connaît cela, elle a grandi là-bas, mais pour ma part, c’est nettement moins visible au Luxembourg. Et ça, c’est une prérogative du champ politique

DD : On ne peut se passer des décideur.ses politiques à moins de former une ZAD (zone à défendre). Au Luxembourg, nous n’avons pas cette culture de la protestation.

Pour le moment, l’État pourvoit aux besoins de base de l’individu. Le pouvoir d’achat est important. Le sentiment dominant est donc celui d’un État bienveillant.

En outre, il existe une proximité naturelle avec le pouvoir politique et donc la sensation d’être écouté. On descend dans la rue, on y croise Xavier Bettel et il est sympa. Alors, on a cette plaisante et trompeuse impression d’avoir accès au pouvoir et d’être entendu.

Pour se passer du biais politique, il faudrait une solide contre-culture, ce qui n’est jusqu’à présent pas le cas. Nous prônons alors bien plus un déclic politique né de la concertation. Cependant, s’il n’advient pas, si plus aucune alternative n’est envisageable, l’obligation d’agir nous contraints à une certaine illégalité pour que les choses puissent évoluer. Nous n’avons pas le choix que de prendre des risques au beau milieu d’une période de périls individuels et collectifs.

Les barrières sont innombrables. On ne peut mettre en place une coopérative alimentaire en raison des milliards de règles sanitaires. Alors, on se doit d’accepter une confiture sans contrôle pour que le choix ne se résume pas à l’industrie alimentaire. Nous devons prendre des risques à différentes échelles même minimes, même pour une confiture.

On m’avait demandé il y a quelques années ce que je pensais du mouvement Extinction Rebellion (XR) lors de son expansion. Je crois que nous avons besoin de toutes les formes de contestation. Au sein de notre structure, nous ne préconisons pas ces formes de contestation, mais je ne vais certainement pas critiquer d’autres formes de changements.

NS : En parallèle des administrations, nous avons besoin de forums citoyens avec des actions continues sur 365 jours. Nous répétons ce message aux communes. Il faut donner le temps aux gens de s’habituer à de nouvelles formes de travail et de pouvoir monter en compétences.

Nous ne sommes plus dans le temps des événements ponctuels, mais dans celui du processus dans la durée. Il faut des projets à très long terme. En ce sens, il n’y a pas de contradiction à faire cohabiter la responsabilité politique et l’action citoyenne au long cours.

Il y aura des désaccords et un contre-pouvoir, mais c’est le jeu d’une société démocratique en bonne santé. Le mot « radical » est souvent mal compris. Cela signifie réfléchir aux racines du problème. Nous pouvons être radicaux ensemble, c’est-à-dire alimenter des solutions identifiées à la racine des problèmes. Le désaccord constructif y a toute sa place, mais il faut qu’on reste tous à la même table.

Nous n’avons pas le choix, même si nous le pensons encore, et les prochaines générations n’auront pas cette liberté. Les mécanismes du XXe siècle sont définitivement dépassés. Il faut des améliorations continues qui ne soient pas remises en cause par des élections.

Est-ce possible de mettre en place une action citoyenne durable qui résistera aux incertitudes politiques ? Remarquez-vous quelques motifs d’espoir ?

NS : Les jeunes générations sont plus impliquées dans les collectifs. Elles sont mieux informées et mieux préparées à y jouer un rôle. Quand j’étais jeune, aucun de ces espaces n’existait.

DD : Non, pour moi non plus.

Les jeunes générations ont d’autres réflexes, elles sont plus attentives à la manière dont on construit ensemble une transition durable. Ce que nous avons seulement appris dans nos métiers à travers des pratiques de co-construction, elles l’ont déjà intégré et consacrent du temps à la création d’un collectif solide avant de passer à l’action.

NS : Nous côtoyons des scientifiques en marge d’événements du Pacte européen pour le climat ou de collaborations avec l’Université du Luxembourg et d’autres instituts de recherche. Ils sont nombreux à être désespérés, ils ne savent plus comment transmettre leurs travaux et leurs analyses. Cela fait des années qu’ils voient les insectes pollinisateurs et la biodiversité disparaître, les menaces climatiques prendre forme, etc. Ils ne savent plus comment transmettre ces messages. Entre l’émetteur et le récepteur, la communication est devenue compliquée.

Mais certains scientifiques commencent à considérer des modes plus « activistes »

Quelles sont les futures orientations du CELL ? Quelles sont vos pistes de réflexions ?

NS : L’alimentation est un gros levier, la protection du vivant en est un autre. Quand on n’est pas sensibilisé au monde qui nous entoure, il est impossible de l’appréhender avec bon sens.

Il faut être conscient de son environnement et cela va des insectes aux Hommes. Le respect de l’ensemble du vivant, y compris des droits humains, c’est le sujet très actuel pour nous.

Vous englobez presque tous les aspects de la transition dans vos initiatives transfrontalières. Serez-vous en mesure de tout mener de front ?

NS : Je ne sais pas si on y parviendra mais le changement ne peut être travaillé sur un seul de ces facteurs. Nous avons développé pour cela des équipes pluridisciplinaires mais il y a quand même des sujets sur lesquels nous avons dû faire l’impasse, comme la mobilité.

Nous avons un discours et des chiffres sur la mobilité mais sans accompagnement citoyen, nous n’avons pas le sentiment d’apporter quelque chose à la transition.

DD : Notre focus, c’est la transition écologique citoyenne. Comment les citoyen.nes peuvent avancer sur une problématique à travers la mise en place d’initiatives collectives.

Dans l’équipe chez CELL nous voulons vraiment renforcer les présences citoyennes dans les communes et les mécanismes en place, notamment dans le cadre du Pacte Climat. Nous développons en ce sens les compétences des citoyens afin qu’ils puissent être de vrais acteurs.

De plus, cet été, nous organisons un festival, les Transition Days, dont c’est la troisième édition – elle aura lieu le dernier weekend de juin. Nous y intégrons les thématiques présentes dans le manifeste du CELL pour une transition joyeuse.

NS : Si tu fais un repas, un café, une coopérative énergétique, un projet alimentaire, tu fais directement infuser ces sujets dans la société. Elle inscrit alors des réflexes collectifs dans son mode de fonctionnement. Et ça, c’est notre savoir-faire. C’est pour cela qu’il n’y a pas d’éparpillement sur nos thématiques, c’est toujours la même logique : développer la capacité de l’engagement citoyen pour mieux construire l’avenir.

Propos recueillis par Sébastien Michel
Photos : CELL
Article tiré du dossier du mois « Nature humaine »

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Publié le jeudi 25 avril 2024
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