Pour une coexistence harmonieuse entre salaires, productivité et « pouvoir vivre »

Pour une coexistence harmonieuse entre salaires, productivité et « pouvoir vivre »

Marc Wagener et Muriel Bouchet, de la Fondation IDEA asbl, ont publié le 29 février 2016 le premier Working Paper de la fondation, consacré au thème « Inflation, Index et Productivité : un possible ménage à trois ? », où ils proposaient de mettre en place un lien plus systématique qu’actuellement entre l’évolution des salaires et celle de la productivité au Luxembourg.

Dans sa contribution, Michel Wurth réagit à cette proposition. Figure incontournable de l’économie luxembourgeoise, il s’y exprime à titre personnel pour donner son point de vue par rapport au Working Paper des deux personnes précitées, ceci en pleine conformité avec les règles de gouvernance de la Fondation Idea qui confèrent autonomie aux collaborateurs et indépendance académique quant au contenu des dossiers et recherches.

Le ménage à trois « Inflation, Index et Productivité » peut également se décliner en deux couples forcés de vivre ensemble dans une société moderne, à savoir Salaires – Profits et Productivité – Pouvoir vivre. Le premier est celui que les jeunes économistes apprennent pendant leurs études dans le chapitre sur la théorie de la répartition des revenus, disant en gros que le travail et le capital sont chacun rémunérés en fonction de leur contribution (marginale) à la valeur de la production. Si tel n’est plus le cas, l’entreprise adapte la quantité de facteurs qu’elle souhaite utiliser jusqu’à ce que le nouvel équilibre soit retrouvé. L’application de cette théorie à la vie pratique se retrouve dans l’affirmation que « le Gouvernement et les partenaires sociaux conviennent que la politique salariale doit dans le moyen terme respecter l’évolution de la productivité générale de l’économie luxembourgeoise » (accord tripartite de 2006) et est encore confirmée dans l’accord bipartite UEL-Gouvernement de 2015 : « le principe que la politique salariale doit être liée à la productivité est confirmé ».

Pourquoi donc tant de « mauvaise » foi des uns (gouvernants) et des autres (syndicats) pour affirmer solennellement un principe et faire ensuite tout ce qui est en leur pouvoir afin qu’il ne s’applique pas ? Car si l’évolution des salaires doit se faire en fonction de la productivité, elle ne peut plus résulter de leur adaptation mécanique à l’index ! Il y a de bonnes et de mauvaises raisons pour expliquer ce paradoxe :

  • historiquement, l’indexation a été introduite par le Gouvernement pour adapter les salaires des fonctionnaires, pour lesquels on ne peut pas mesurer la productivité dans la mesure où leur contribution au PIB n’a pas d’expression marchande, mais est valorisée à leur coût. De ce fait, une part croissante du PIB (administration de l’État, communes, éducation, santé, social) échappe à la logique de la théorie de la répartition des revenus ;
  • l’acquis social de l’indexation généralisée des salaires et pensions est traditionnellement considéré comme une vache sacrée, en dépit des modulations répétées qui se sont succédé depuis la dévaluation du franc en 1982 et depuis lors chaque fois que la dégradation de la productivité et la persistance d’une inflation plus élevée que chez nos voisins ont mis en cause la compétitivité de notre économie ;
  • l’évolution comparative de notre économie par rapport aux concurrentes, qui sont en premier lieu nos pays voisins. La performance de notre économie ayant été supérieure depuis de longues années, d’aucuns en concluent qu’il n’y a pas de feu dans la maison et qu’il n’y a pas de justification pour changer les choses. C’est clairement l’attitude du Gouvernement actuel, quand il a décidé en 2014 de rétablir l’indexation malgré les dispositions différentes de l’accord de coalition. Une telle conclusion ne tient cependant pas compte du fait que parmi nos voisins, celui pour qui le lien entre productivité et salaires est important, à savoir l’Allemagne, a eu le meilleur parcours. L’autre fait est qu’au Luxembourg, les secteurs qui ont connu une mauvaise évolution de la productivité (l’industrie, les banques commerciales…) ont connu une croissance négative, en particulier depuis la crise de 2007 et ont fermé des capacités de production. A contrario, la performance de l’économie luxembourgeoise s’explique par l’émergence de nouvelles activités soutenues par un considérable flux d’investissements étrangers (fonds d’investissements, ITC, activités de sièges internationaux et sociétés financières, effets induits sur les services locaux et la construction) et par un essor important des services non marchands, le tout se traduisant à la fois depuis l’an 2000 par une évolution négative des finances publiques (État central en déficit pendant 13 des 15 dernières années) et une hausse considérable de l’emploi intérieur. L’enrichissement du mix sectoriel qui compose le PIB et le financement par la dépense publique de nouveaux services non marchands expliquent largement notre situation favorable, qui accélère les mutations du tissu économique tout en dégradant dans l’absolu la situation financière de l’État.

C’est ici qu’entre en jeu le deuxième couple, Productivité-Pouvoir vivre. Contrairement à la théorie de la répartition des revenus, on touche ici à la redistribution du revenu et à la prééminence du politique pour influencer le niveau du revenu attribué à chacun. L’indexation est un instrument considéré comme essentiel à cet égard (probablement à tort, car en termes absolus l’indexation échoit surtout aux titulaires de revenus élevés…). Elle est complétée par d’autres mécanismes tout aussi importants, comme l’impôt progressif sur le revenu, les prestations sociales, les transferts sociaux, etc. mais s’en distingue par le fait que l’indexation, une fois qu’elle est établie, est « automatique », qu’elle joue comme un effet cliquet en garantissant le pouvoir d’achat de ceux qui en bénéficient et ne demande ni intervention publique, ni mécanisme de négociation contradictoire. En d’autres termes, l’indexation est vue comme un élément de la paix sociale (elle l’est pour les bénéficiaires mais pas nécessairement pour ceux qui doivent payer) et surtout comme un instrument permettant à chaque personne qui en bénéficie (tout le monde à l’exception des exclus, c’est-à-dire des plus démunis qui n’ont pas de revenu, donc pas de revenu indexé) de « Pouvoir vivre ».

Toute la difficulté de l’exercice est donc de concilier les aspects « répartition » et « distribution » qui jouent dans une ligue différente : économique pour la première et sociale pour la deuxième. Si l’évolution économique est normale et surtout si l’inflation luxembourgeoise n’est pas supérieure à ce qu’elle est chez nos voisins et concurrents (elle l’a été malheureusement de façon structurelle depuis l’an 2000, ce qui explique en partie la dégradation de la compétitivité mesurée en termes de CSU), il est possible de concilier le social et l’économique, notamment parce que chez nos voisins les salaires évoluent également tendanciellement avec l’inflation. Mais chaque fois qu’il y a crise, que l’eau rencontre le feu, il faut trouver autre chose car la prééminence du social sur l’économique risquerait d’être fatale pour notre économie hyper dépendante de l’investisseur étranger et donc de l’attractivité, qui doit être plus grande en comparaison à d’autres pays concurrents.

Alors que le patronat demande la prééminence de l’économique sur le social, le mérite de la contribution de Marc Wagener et de Muriel Bouchet, qui s’interrogent sur un possible ménage à trois qu’on peut également qualifier de « Salaires-Productivité-Pouvoir vivre », est de concilier les deux logiques en proposant un mécanisme maintenant le principe de l’indexation, pour autant que l’économie reste dans une trajectoire compatible avec les grands équilibres économiques et introduisant un élément de correction en cas de dégradation importante de la productivité. Le Conseil économique et social, qui a été saisi par le Premier ministre pour un avis sur le sujet « Analyse de la productivité, de ses déterminants et de ses résultantes, dans un contexte international », ferait bien de s’inspirer des pistes avancées, car le dialogue social, pour être et redevenir efficace, devra certainement préciser les conditions de coexistence d’un tel ménage à trois.

Source : Fondation IDEA

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Publié le vendredi 11 novembre 2016
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