Comment les lobbies ont imposé les perturbateurs endocriniens en Europe

Comment les lobbies ont imposé les perturbateurs endocriniens en Europe

La journaliste Stéphane Horel fait le récit dans son dernier livre, Intoxication , de la guérilla menée à Bruxelles pour éliminer les perturbateurs endocriniens de l’Union européenne. 

Santé publique contre intérêts financiers, les seconds l’ont emporté.

La santé doit-elle passer avant les affaires ? Tout le monde est d’accord pour répondre que oui, la santé est plus importante que les affaires. Sauf que, dans la vraie vie, l’ordre des priorités peut être bouleversé, et il n’est pas rare que les affaires prennent le pas sur la santé même lorsque la santé et le bien-être de centaines de millions de personnes sont en jeu.

Ce renversement des priorités est au cœur du dernier livre enquête de la journaliste Stéphane Horel sur les perturbateurs endocriniens et la guerre incroyable et ignorée que le souci d’en réglementer l’usage a déclenché à Bruxelles, au siège de l’Union européenne. Déclarée il y a près de dix ans, cette guerre n’est d’ailleurs pas terminée mais l’issue ne fait plus de doute : ceux qui se sont battus pour éliminer l’usage des perturbateurs endocriniens les plus néfastes ont été submergés par un adversaire plus fort, plus puissant, plus riche qu’eux.

Le célèbre bisphénol A

Perturbateurs endocriniens : les mots sont obscurs à souhait. Ils ne renvoient à rien de palpable et d’immédiatement identifiable. Parler de perturbateurs hormonaux n’est guère plus satisfaisant. C’est que derrière les mots se cache un monde obscur fait de milliers de substances chimiques aux noms barbares et qui agissent en quantités infinitésimales : atrazine, bisphénol A, PCB, PFOA... Elles sont omniprésentes : dans les lessives et les shampoings, les peintures et les plastiques, les produits de beauté et les conserves alimentaires, les meubles, les tapis… Notre vie quotidienne en est peuplée.

Le problème vient de ce que ces cambrioleurs de l’intime, comme les qualifie joliment l’auteur, sont soupçonnés de perturber le système hormonal, autrement dit la mécanique de précision qui fait que les couples ont des enfants, que ceux-ci grandiront normalement, que le diabète n’est pas le lot commun de l’humanité, que tout le monde n’est pas condamné à être obèse…

Parmi tous les perturbateurs endocriniens anonymes, il en est un qui a acquis une célébrité incontestable : le bisphénol A. Cette notoriété, il la doit au fait d’entrer dans la composition d’un produit au fort contenu symbolique : le biberon de bébé (s’il est en plastique). Dès lors que le bisphénol A était mis en cause par diverses études et soupçonné d’effets néfastes sur le développement de l’enfant (mais pas uniquement), son sort était scellé. Après le Canada, la France et le Danemark l’ont interdit. L’Europe a suivi. Depuis le début de l’année 2015 il est exclu de tous les contenants alimentaires. Mais le BPA est une goutte d’eau dans l’océan des perturbateurs endocriniens , nuance l’auteur.

Arcanes européennes

Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que derrière les enjeux de santé publique s’en cachent d’autres qui sont économiques et financiers. Et que vouloir faire le tri entre les substances chimiques, interdire les plus dangereuses, placer sous surveillance les autres n’allait pas être une promenade de santé pour ceux qui, élus ou fonctionnaires de la Commission européenne, s’étaient fixé cet objectif.

C’est donc le récit de cette bataille – peut-être vaudrait-il mieux parler de guérilla – pour l’élimination des perturbateurs endocriniens qui constitue l’essentiel du livre. Elle y est racontée par le menu, mois après mois au risque de donner le tournis au lecteur peu familier des arcanes européens. Les acteurs défilent : des fonctionnaires et des élus, certains héroïques, d’autres serviles, des commissaires gonflés de suffisance, des lobbyistes à la solde des industriels… Les affrontements obéissent à des codes que chacun maîtrise. Une virgule dans un communiqué, un adjectif plutôt qu’un autre, un e-mail qui n’a pas été mis en copie d’un tel ou d’un tel, et chacun comprend que la victoire vient de changer de camp. Nous sommes à Bruxelles entre gens bien élevés…

Aujourd’hui, au terme d’années d’affrontements, le terrain est dégagé. La Commission européenne voulait privilégier la santé publique. Elle a abdiqué, renvoyant aux calendes grecques toute décision sur le fond.

Fausse controverse scientifique

L’a-t-elle fait sous la pression des groupes chimiques ? Stéphane Horel a l’honnêteté de dire que les choses ne sont pas aussi simples. Personne ne saura jamais vraiment quel facteur décisif a causé le revirement de la Commission européenne (…) . Sans doute n’y en a-t-il aucun en particulier , écrit-elle.

Plusieurs éléments ont joué, qu’elle recense en conclusion : le lobbying de l’industrie et la montée au créneau de grands firmes comme BASF et Bayer , celui de certains pays membres (Royaume-Uni, Allemagne) et des Etats-Unis ; la création d’une fausse controverse scientifique sur la réalité des perturbateurs endocriniens, mais également l’isolement de la DG (Direction générale) Environnement et les conflits internes à la Commission européenne.

Le silence de poids lourds de l’UE, comme la France, n’a-t-il pas également contribué au naufrage ?

 

Intoxication. Perturbateurs endocriniens, lobbyistes et eurocrates : une bataille d’influence contre la santé , Stéphane Horel, La Découverte

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Source : Jean-Pierre Tuquoi – www.reporterre.net

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Publié le lundi 11 janvier 2016
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